Comptes rendus Rois, reines, favoris et favorites à Bruxelles...
Comptes rendus

Rois, reines, favoris et favorites à Bruxelles

09/04/2021

La Monnaie/www.lamonnaie.be, 11 & 12 mars

« Les rois, les reines et leurs favoris… Ou comment, en ces temps de pandémie, nos artistes ne laissent pas tomber les bras. Puisque Bastarda, l’ambitieux projet Donizetti (sur la vie d’Elizabeth I) est reporté, l’équipe met sur pied un nouveau projet apparenté au premier, qui vous sera proposé sous forme de streaming. En deux soirées, vous pourrez profiter, depuis votre salon, des meilleurs moments d’Elisabetta, regina d’Inghilterra de Rossini et de La favorita de Donizetti, à travers le regard d’une spectatrice privilégiée – une enfant qui se réjouissait d’assister à ces représentations. »

La Monnaie présente ainsi le diptyque The Queen and her Favourite/The King and his Favourite (La Reine et son favori/Le Roi et sa favorite), réparti sur deux soirées consécutives, filmées à huis clos et retransmises, en direct, sur son site internet. Le concept en vaut un autre, même si l’on aurait préféré des versions intégrales de ces opéras qui demeurent des raretés – celui de Rossini, surtout. Le résultat, au-delà de la qualité de l’interprétation, nettement supérieure le premier soir, appelle quelques remarques.

Choisir les « meilleurs moments » d’un opéra, comme le faisaient les maisons de disques dans les années 1950-1960, quand elles enregistraient à la chaîne des « sélections » de titres plus ou moins célèbres, n’est pas chose facile. Acceptons donc, avec la part de subjectivité qu’elle implique, la sélection opérée dans Elisabetta, regina d’Inghilterra, pour parvenir à une heure et vingt minutes de musique.

Du premier des deux actes, subsistent la célèbre Ouverture, que l’on réentendra dans Il barbiere di Siviglia, l’entrée d’Elisabetta, le duetto Leicester/Matilde et l’air de cette dernière. Les coupures sont donc énormes, pour mieux préserver le second acte, complet à partir de l’arrivée de Leicester (« Misero me !… La sposa dolente ed affannosa !  »).

Acceptons aussi les artifices de la conception visuelle et de la mise en espace d’Olivier Fredj, dont l’objectif est d’animer au maximum ce qui demeure une version de concert traditionnelle. La caméra se focalise ainsi, à intervalles réguliers, sur une petite fille (Nehir Hasret), dont on suit l’entrée dans le théâtre, puis les réactions à chacun des épisodes de l’opéra et les interactions avec les interprètes, tantôt dans la salle, tantôt dans les couloirs, les escaliers, les salons ou les coulisses.

Le reste du temps, la réalisation alterne gros plans et plans d’ensemble sur l’orchestre, réparti sur la scène et la fosse recouverte, le chef et les chanteurs, ces derniers debout de part et d’autre du pupitre, en tenues de soirée. Une voix « off » résume l’intrigue avant le début du concert, des inserts, tournés en amont par les principaux protagonistes, illustrant les moments clés supprimés.

Alléchante sur le papier, la distribution tient toutes ses promesses. Côté féminin, Enrico (mezzo en travesti) n’ayant quasiment plus rien à chanter, l’attention se concentre exclusivement sur le face-à-face entre les rivales.

Salome Jicia, qui incarnera Matilde, cet été, à Pesaro, affronte sans faillir les redoutables écueils d’Elisabetta. Après Semiramide et Elena (La donna del lago), la soprano géorgienne confirme ses affinités avec les emplois conçus par Rossini à l’intention d’Isabella Colbran. La voix, magnifiquement virtuose, sonne homogène, du grave, émis sans aucun artifice, à l’aigu, glorieux et facile.

Lenneke Ruiten fait jeu égal avec elle, voire la surpasse, Matilde au timbre pas forcément des plus ravissants, mais profondément attachant, aux vocalises pleines d’aisance dans son splendide air du I, et surtout d’une crédibilité touchante. On croit de bout en bout dans son personnage d’épouse amoureuse, prête à tous les sacrifices pour sauver son mariage.

Côté masculin, même chose, ou presque. La figure de Guglielmo ayant disparu, demeurent en lice Leicester, le général au noble cœur, favori d’Elisabetta mais fidèle à Matilde, et Norfolk, le traître de service. Deux emplois de baritenore, mais aux caractéristiques vocales différentes (le second est globalement écrit plus haut que le premier), taillés sur mesure pour deux artistes de légende : Andrea Nozzari et Manuel Garcia.

Enea Scala, que l’on a connu en meilleure forme, force beaucoup trop en Norfolk. Mais il connaît son Rossini sur le bout du doigt et on se laisse prendre à ce chant extrêmement excitant, à défaut d’être suffisamment nuancé, surtout dans son électrisant duo avec Sergey Romanovsky.

Disons-le d’emblée : le ténor russe est un Leicester idéal. D’abord, rien ne lui fait peur dans cette écriture redoutable, ni les vertigineux sauts de registre, ni les descentes du contre-ut au do grave, ni les roulades les plus folles. Ensuite, loin de tout histrionisme, le charme de son timbre et la tendresse de son phrasé enveloppent le héros d’une aura romantique irrésistible, soulignée par les expressions de son visage.

Sergey Romanovsky retrouvera Leicester, cet été, à Pesaro. Même s’il n’était pas entouré de Karine Deshayes et Salome Jicia, sa présence justifierait à elle seule le voyage. Pour autant, il n’est pas exactement un baritenore et tous les rôles d’Andrea Nozzari ne sont pas pour lui, comme l’indique l’ombre de fatigue perceptible dans la fin de sa grande scène du II. Pirro d’Ermione, par exemple, sans doute le plus monstrueusement difficile, lui serait fatal.

Bref, cette Elisabetta procure tellement de satisfactions sur le plan vocal, y compris du côté des chœurs, préparés par Jordi Blanch Tordera, qu’on en oublie un orchestre en dessous de son niveau d’avant-Covid, malgré la direction enflammée de Francesco Lanzillotta.

Réalisé, filmé et diffusé dans les mêmes conditions que The Queen and her Favourite, avec simplement une autre fillette (Alexandra Herzog) pour spectatrice, The King and his Favourite, second volet du diptyque bruxellois, convainc moins.

D’abord, pourquoi La favorita plutôt que La Favorite ? Alors que la plupart des théâtres affichent désormais la version originale française, y compris dans la Péninsule, ce retour à son adaptation italienne – jamais cautionnée par le compositeur, rappelons-le – ne se justifie pas, même avec une distribution entièrement italienne. Enea Scala, pour ne citer que lui, chante, on le sait, un français parfaitement compréhensible.

Ensuite, Francesco Lanzillotta semble moins à l’aise dans Donizetti que dans Rossini, sa flamme tournant ici parfois à la brutalité et au fracas. L’Orchestre Symphonique de la Monnaie, de surcroît, même si les micros surexposent moins ses faiblesses que dans Elisabetta, regina d’Inghilterra, ne brille pas par l’homogénéité de ses pupitres, ni par le velours de ses sonorités.

Le plateau, enfin, est trop hétérogène pour emporter l’adhésion. La palme revient aux dames : Valentina Mastrangelo, idéale de fraîcheur et de charme en Ines ; et Raffaella Lupinacci, Leonora dotée d’une belle voix de mezzo léger, à l’émission homogène et à l’aigu facile, rappelant celle de Fiorenza Cossotto à ses tout débuts.

Côté messieurs, c’est Luca Tittoto qui tire le mieux son épingle du jeu. Sans marquer les mémoires, son Baldassarre s’impose par son aisance dans le grave et sa dignité. Jolie voix de baryton clair, Vittorio Prato ne parvient pas à respecter le cantabile donizettien en Alfonso. Après un laborieux « Vien, Leonora », au II, il s’effondre dans le superbe « A tanto amor » du III, à l’intonation constamment trop basse.

Le Fernando d’Enea Scala, enfin, laisse plus que perplexe. Par rapport au Norfolk de la veille, la voix sonne nettement plus fatiguée, avec une tendance à bouger sur les notes longuement tenues. Tous les aigus sont désagréablement forcés, et les nuances du périlleux air d’entrée (« Una vergine, un angiol di Dio ») se résument à un mezzo forte lassant.

Méforme passagère ? Toujours est-il que l’on ne reconnaît plus le touchant héros de La favorita, tout de virilité et de candeur, d’ardeur et de délicatesse, de fierté et d’abandon.

Un mot des coupures, plus éparpillées que dans Elisabetta. Le I est complet, à l’exception de quelques phrases de récitatif et de l’air final de Fernando. Le II et le III sont beaucoup plus mutilés, entraînant au passage la disparition du personnage de Don Gasparo ; en émergent les deux interventions d’Alfonso déjà mentionnées, ainsi que le célébrissime air de Leonora (« Dunque fia vero… Oh, mio Fernando !… Scritto è in cielo »). Le IV ressemble davantage à ce que l’on connaît, malgré de multiples coups de ciseaux dans les récitatifs et les chœurs.

RICHARD MARTET

PHOTOS © HUGO SEGERS

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