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Comptes rendus

Une grève historique (éditorial du numéro de février 2020)

21/01/2020

Quand nous avons décidé de mettre Lisette Oropesa en couverture de ce numéro, c’était non seulement pour braquer les projecteurs sur l’une des plus formidables sopranos lirico coloratura de notre époque, mais aussi pour permettre aux lecteurs d’Opéra Magazine de faire connaissance avec une artiste censée incarner Rosina à l’Opéra Bastille, jusqu’au 12 février. Sera-ce le cas ?

À l’heure où j’écris ces lignes, le 20 janvier, la soprano américaine n’a pas encore poussé une note devant le public, la grève des danseurs, musiciens, choristes et machinistes de l’Opéra National de Paris contre la réforme des retraites (la plus longue de l’histoire de l’institution !) ayant entraîné l’annulation des quatre premières représentations prévues : 11, 14, 17, 20 janvier.

À ce jour, 68 spectacles ont été annulés, opéras et ballets confondus. Pour ce qui concerne le lyrique, il s’agit, en plus d’Il barbiere di Siviglia, de la dernière de Lear, des sept dernières du Prince Igor, des deux versions de concert tant attendues d’Il pirata, des deux dernières du Bastien et Bastienne proposé par l’Académie, et de la première de L’Enfant et les sortilèges, couplé avec L’Après-midi d’un faune.

Pour l’Opéra, la perte est, pour l’instant, évaluée à 15 millions d’euros, ce qui représente environ 7 % de son budget annuel. Mais gouvernement et grévistes campent sur leurs positions, la seule concession du premier (appliquer la réforme du régime spécial des danseurs uniquement à ceux qui entreront dans le corps de ballet à partir de 2022) étant restée sans effet.

Pour les personnels mobilisés, l’un des enjeux est de médiatiser leur mouvement qui, en l’état, n’intéresse que les spectateurs de l’Opéra de Paris. Rien à voir avec les millions de Franciliens affectés par la grève à la RATP ! Raison pour laquelle les danseuses ont proposé des extraits du Lac des cygnes, le 24 décembre, sur le parvis du Palais Garnier, suivies, le 18 janvier, par des représentants de tous les corps de métiers, venus offrir un concert gratuit aux passants.

Les deux fois, les chaînes de télévision étaient présentes et les différents JT se sont fait l’écho du mouvement. Certains ont trouvé cela sympathique, d’autres inutile, d’autres un peu fort de café pour les spectateurs des représentations annulées… Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, les Français semblent plus que jamais divisés et « antagonisés ».

Quelle sera l’issue du conflit ? Bien malin qui peut le dire, en cela comme pour l’ensemble de la réforme des retraites, dont la page est loin d’être tournée. Dans un passionnant entretien avec Fabienne Pascaud, publié le 17 janvier sur le site de Télérama, Stéphane Lissner affirme très clairement comprendre la grève et donne ses raisons.

« Pourquoi un système «universel» des retraites est-il ici impossible ? À cause de l’excellence artistique que nous prônons, et qui fait aujourd’hui de l’Opéra de Paris un des premiers au monde ! Jusqu’alors, un danseur prenait sa retraite à 42 ans, un choriste à 57, un musicien et un technicien à 60. Après 42 ans, un corps de danseur, rompu depuis l’âge de 7 ans aux efforts, aux blessures, ne répond plus aux exigences de la danse. Dès 37-38 ans, même les meilleurs interprètent difficilement les grands rôles du répertoire classique. Et la voix d’un choriste s’use aussi quand il travaille quotidiennement, entre répétitions et représentations. Les musiciens souffrent de tendinites ou de problèmes auditifs ; autres douleurs chez les techniciens qui portent beaucoup et font de si rapides changements de décor… La pénibilité de nos métiers existe, que prenait en charge notre caisse de retraite. La Sécurité sociale le fera-t-elle ? Si on met en place une réforme universelle sans répondre à ces questions, on crée de l’anxiété dans l’entreprise. Oui, j’ai compris cette grève. D’autant que danseurs et musiciens pensent aux générations futures, qu’ils ne veulent pas sacrifier. Quel intérêt d’entamer dès l’enfance, à l’école de danse, puis dans le corps de ballet, un parcours aussi difficile si l’on n’est pas rassuré sur son avenir ? Comment, dans ces conditions, les parents accepteront-ils la vocation de leur enfant ? C’est toute l’excellence d’un ballet unique au monde qui est menacée. »

Le directeur de l’Opéra National de Paris, dont la prochaine saison (2020-2021) sera la dernière, ajoute qu’il travaille avec les organisations syndicales pour trouver l’issue du conflit, « sans doute à partir du 23 janvier », et que, si tout n’est pas réglé, « la volonté de dialogue des syndicats semble forte ». Et quand Fabienne Pascaud lui demande si « les exceptions accordées et des conventions collectives très favorables au personnel » ne paraîtront pas des privilèges, la réponse fuse.

« Le maintien de notre excellence artistique est à ce prix. C’est un choix de service public. Pour notre rayonnement culturel, en France comme à l’étranger. Pour ce que la musique, l’opéra, l’art – partagés le mieux possible – peuvent apporter à chacun d’entre nous d’émotion, de pensée, de sens, d’idées. Mais ce choix est de plus en plus difficile à tenir. Et les gouvernants, partout en Europe, se méfient aujourd’hui de cette culture qui ouvre, libère… »

Je ne suis pas toujours d’accord avec les choix artistiques de Stéphane Lissner, en particulier s’agissant des metteurs en scène. Mais là, je lui tire mon chapeau : il est bon qu’une voix forte et légitime comme la sienne résonne dans ce pays – et ce monde ! –, où la culture, comme les individus, sont de plus en plus souvent réduits à des lignes budgétaires.

RICHARD MARTET

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