Comptes rendus Cagliari réhabilite Carlos Gomes
Comptes rendus

Cagliari réhabilite Carlos Gomes

10/03/2019

Teatro Lirico, 22 février

En 1883, année où il commence Lo schiavo (L’Esclave), la popularité d’Antonio Carlos Gomes (1836-1896) est à son zénith. Vénéré dans son Brésil natal, où il a débuté sa carrière, le compositeur a ensuite conquis l’Europe avec Il Guarany, énorme triomphe lors de sa création à la Scala de Milan, le 19 mars 1870, aussitôt représenté à Florence, Gênes, Bologne, Londres, Moscou… et même en France (Opéra de Nice, 1880).

En 1885, Gomes parvient à un accord avec l’impresario Bolelli pour une création au Teatro Comunale de Bologne, deux ans plus tard. C’est compter sans les conflits qui vont rapidement l’opposer à son librettiste, Rodolfo Paravicini, chargé de traduire et d’adapter le texte original d’Alfredo Taunay, homme de lettres brésilien d’origine française, connu pour ses positions abolitionnistes. Conflits qui ne trouveront une solution qu’en justice.

Paravicini, entre autres, a choisi de placer l’action au XVIe siècle, avec des esclaves sud-américains non plus noirs, mais indiens. Ce qui, en ce début des années 1880, où l’esclavage n’a toujours pas été aboli au Brésil (il ne le sera qu’en 1888), atténue la subversivité du sujet. Gomes, par ailleurs, traverse à l’époque une période pénible, marquée par d’énormes difficultés financières et des dépressions nerveuses à répétition qui, s’ajoutant au désaccord avec Paravicini, entraînent le retrait de Lo schiavo de la programmation du Teatro Comunale de Bologne.

C’est finalement au Theatro Imperial de Rio de Janeiro que l’opéra voit le jour, le 27 septembre 1889, deux mois avant le renversement de l’empereur Pedro II et la proclamation de la République. Le succès est réel, même si, un an après l’abolition de l’esclavage, son impact est peut-être moindre qu’il ne l’aurait été avant 1888. Ensuite, la carrière de Lo schiavo demeure essentiellement brésilienne, avec notamment une captation sur le vif, à Rio de Janeiro, le 26 juin 1959, sous la baguette de Santiago Guerra (en CD chez Bongiovanni).

C’est dire l’impatience avec laquelle était attendue la création italienne de l’ouvrage, en ouverture de la saison 2019 du Teatro Lirico de Cagliari et en coproduction avec le Festival « Amazonas de Opera » de Manaus. La mise en scène, signée par Davide Garattini Raimondi, se contente de raconter l’histoire, sans chercher à approfondir les sous-textes d’un opéra complexe, où se télescopent des thèmes tels que les rapports entre opprimés et oppresseurs, l’amitié trahie, ou encore l’amour rendu impossible par les barrières sociales et familiales.

Les décors de Tiziano Santi reproduisent une nature tropicale au I, avec des enchevêtrements de lianes, au premier plan et une épaisse plantation de canne à sucre, au second. Au II, la Comtesse de Boissy reçoit dans un patio baigné de soleil, les costumes de Domenico Franchi mêlant, avec une savante naïveté, les codes vestimentaires propres aux différentes classes. Les lumières d’Alessandro Verazzi se bornent à varier les coloris en fond de scène, la vraie limite du spectacle restant la direction d’acteurs, qui abandonne les solistes à des gestes et attitudes conventionnels.

Lo schiavo est écrit pour des voix sonores, puissantes, aussi étendues dans le grave que dans l’aigu, comme on n’en rencontre plus guère de nos jours. Le rôle le moins exposé est celui de la Comtesse, l’aristocrate abolitionniste qui décide, au II, de libérer tous ses esclaves. Destiné à un soprano lirico coloratura classique, il trouve en Elisa Balbo une interprète en tous points satisfaisante, qui sera d’ailleurs, à juste titre, la plus applaudie au rideau final.

Svetla Vassileva est une bonne professionnelle, dont le phrasé riche de nuances épouse les tourments d’Ilàra, l’héroïne principale, mariée sous la contrainte à un autre esclave, Iberè, mais incapable d’oublier Américo, le fils du Comte Rodrigo, auquel la lie une passion réciproque. La tessiture est, malheureusement, trop grave et tendue pour son soprano lirico (c’est un grand spinto qu’il faut ici !), et sa voix peine à franchir l’orchestre dans la magnifique scène « Alba dorata del natio mio suol… O ciel di Parahyba ».

Andrea Borghini tire le meilleur parti d’Iberè, auquel Gomes réserve l’un des plus beaux airs de baryton jamais surgis sous sa plume (« Sogni d’amore, speranze di pace »). Le personnage est également valorisant sur le plan dramatique : sincèrement épris d’Ilàra, mais incapable de s’en faire aimer ; leader de la révolte des Indiens contre les Portugais, mais éternellement reconnaissant à Américo, fait prisonnier au IV, d’avoir jadis, sur la plantation de son père, arrêté le fouet du contremaître Gianfèra ; et finalement traître à son peuple, quand il laisse Américo s’enfuir avec Ilàra, avant de se suicider.

Le ténor Massimiliano Pisapia, en revanche, soulève une certaine perplexité en Américo. La puissance de son aigu fait certes de l’effet dans « Quando nascesti tu », l’air le plus connu de la partition, enregistré entre autres par Enrico Caruso, Beniamino Gigli et Giacomo Lauri-Volpi. Mais son chant, ignorant toute nuance en dessous du mezzo forte, finit par lasser, et son style se réfère davantage au vérisme le plus forcené qu’au romantisme finissant de Gomes.

Des louanges encore pour la basse Dongho Kim, qui incarne à la fois le Comte Rodrigo et le petit rôle de Goitacà, ainsi que pour le baryton Daniele Terenzi en Gianfèra. La chorégraphie de Luigia Frattaroli évite tout folklore de pacotille dans le ballet du II et les chœurs du Teatro Lirico, préparés par Donato Sivo, remplissent dignement leur lourde tâche.

Le chef brésilien John Neschling, enfin, qui connaît bien son Gomes (il était au pupitre d’Il Guarany à Bonn, en 1994, avec Placido Domingo en tête d’affiche), traduit parfaitement la dimension « symphonique » de l’écriture du compositeur. Sa direction rutilante atteint des sommets dans la « Baccanale » du II et dans l’interlude orchestral entre les actes III et IV, la magnifique « Alvorada ».

SERGIO ALBERTINI

PHOTO © PRIAMO TOLU

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