Entretien du mois Lise Davidsen
Entretien du mois

Lise Davidsen

29/04/2024
Ariadne dans Ariadne auf Naxos, à New York (2022). © Met Opera/Marty Sohl

Une authentique voix d’airain, comme il n’en jaillit, pour Wagner et Richard Strauss, que toutes les deux ou trois générations : le 19 juillet 2015, à Londres, une soprano norvégienne de 28 ans subjuguait le public de la finale du Concours « Operalia », autant que le jury. Près d’une décennie plus tard, Lise Davidsen a conquis les plus grandes scènes internationales, à commencer par le Metropolitan Opera de New York, où elle vient de triompher, en Leonora dans La forza del destino. Après ses premiers pas à l’Opéra National de Paris, en Sieglinde torrentielle, dans une version de concert de Die Walküre, donnée à huis clos, en novembre 2020, Covid oblige, elle s’apprête à faire, avec sa première Salome, ses vrais débuts à l’Opéra Bastille, le 9 mai. Nouvelle étape vers les emplois ultimes de soprano dramatique, Brünnhilde en tête, que promet cet instrument d’exception ? Bientôt, peut-être, mais sans précipitation !

Avez-vous hésité avant d’accepter de débuter dans le rôle-titre de Salome, à l’Opéra National de Paris ?

J’ai refusé Salome plusieurs fois, car j’estimais qu’il était trop tôt. Je préfère prendre le temps, et me lancer une fois que je me sens vraiment prête. L’impatience est mauvaise conseillère dans une carrière, et il ne s’agirait pas de regretter d’avoir abordé tel ou tel rôle après coup !

Le fait d’avoir chanté comme mezzo-soprano, au début de vos études, vous a-t-il aidée à gérer l’ambitus de Salome, qui sollicite beaucoup le bas médium ?

Pour être honnête, je suis beaucoup plus préoccupée par les aigus de Salome que par ses graves ! De toute manière, je n’ai jamais chanté comme mezzo-soprano en tant que professionnelle. On dit souvent que le bas médium est le point fort des voix dramatiques. Mon principal défi est donc la gestion de l’autre extrémité… en plus, évidemment, de toute la musique à connaître par cœur, dans un rôle où vous entrez en scène dix minutes après le début de l’opéra, pour n’en sortir qu’une heure trois quarts plus tard !

« Quand on voit une chanteuse norvégienne de presque 1, 90 m, on entend davantage Wagner que Verdi ! » Lise Davidsen

Comment voyez-vous Salome ? Est-elle une enfant gâtée, à qui tout le monde passe ses caprices, une adolescente névrosée, qui découvre sa sexualité, ou un monstre égocentrique ?

Je ne la vois pas comme une enfant gâtée. L’entourage dans lequel elle vit, avec son beau-père, est extrêmement contrôlé, et le chantage y est un moyen de pression comme un autre. Avant de danser, elle ne pourrait pas formuler une demande aussi extravagante que la tête de Jochanaan ! Tout se joue au moment du pacte avec Herodes, qui exige qu’elle finisse sa danse nue. À l’évidence, c’est une jeune femme qui voit le monde différemment de vous et moi, mais c’est en raison de l’environnement malsain dans lequel elle a grandi. Ce n’est pas l’expression d’une volonté propre.

La production de Lydia Steier a suscité la controverse, lors de sa création, en octobre 2022, notamment pour sa scène de viol collectif. Comment vous y préparez-vous ?

Avoir regardé la retransmission en direct du spectacle, il y a deux ans, avec Elza van den Heever en Salome, m’a permis de voir à quoi j’aurais affaire – ce qui est toujours plus rassurant que de s’imaginer les choses, en étant juste avertie qu’il y aura une scène de viol collectif ! Cela correspond à la version très sombre de Lydia Steier, qui joue beaucoup sur l’idée de domination, de contrainte. On attend de Salome qu’elle exécute la « Danse des sept voiles ». Quel meilleur moyen de lui rendre ce moment aussi pénible que possible ? Salome donne son corps, au sens propre comme au sens symbolique. J’accepte volontiers des idées qui peuvent paraître choquantes, du moment qu’elles ont du sens, ce qui est le cas ici. Je m’interroge plutôt, pour le moment, sur la bonne manière d’intégrer la scène de masturbation, au début de l’opéra…


Leonora dans La forza del destino, à New York (2024). © Met Opera/Karen Almond

À la fin de La forza del destino, dans la production du Metropolitan Opera de New York, à laquelle vous venez de participer, vous finissiez comme une clocharde dans le métro. Dans Ariadne auf Naxos, au Festival d’Aix-en-Provence, en 2018, vous étiez enceinte, et deviez affronter un faux accouchement… Comment réagissez-vous face à de telles demandes ?

En tant qu’artistes, nous nous devons de donner des représentations qui ne soient pas l’archétype de la mise en scène d’antan, presque immobile, et forcément en costumes d’époque. Le public actuel ne supporterait plus les plages d’immobilité d’autrefois ; il a besoin, autant que nous, de se confronter à une dramaturgie directe, aussi vivante qu’au théâtre. Et il faut penser à l’avenir : les jeunes générations ne se déplaceront pas, si ce qu’on leur montre paraît démodé. On peut tout à fait actualiser, sans trahir la dramaturgie, en gardant l’esprit plus que la lettre. Il est légitime, cependant, de mettre des limites, car le plus important reste la compréhension. Si personne ne saisit ce qui se passe sur scène, sans avoir lu des pages et des pages de notes d’intention, le contrat n’est pas rempli. Il faut comprendre, aussi, qu’on ne s’adresse pas de la même manière à un public français, ­polonais, ou nord-américain. Les traditions théâtrales n’ont rien à voir selon les villes, et certains spectateurs acceptent plus facilement que d’autres des lectures très modernes. En tout cas, le fait que les metteurs en scène exigent beaucoup de nous me paraît indispensable, du moment que cela ne met pas la voix en péril, et que tout se passe dans le respect mutuel. Pouvoir chanter, sans me mettre vocalement en danger, est une condition sine qua non, en ce qui me concerne. Mais à partir de là, on peut tout me demander !

Les rôles straussiens les plus lourds sont, souvent, tenus par les mêmes chanteurs que les grands emplois wagnériens. Mais la vocalité des deux compositeurs est-elle comparable ?

Le point commun de la musique de Wagner et de celle de Richard Strauss, pour les chanteurs, se situe, surtout, dans leur orchestration massive et la longueur des rôles, qui demandent de l’endurance et assez de matière pour passer la barrière de la fosse. Il faut, dans les deux cas, une voix de marathonien, plus que de sprinter ! Pour ce qui est de l’écriture vocale à proprement parler, je me faisais récemment la réflexion que celle de Strauss est parfois plus proche de l’opéra italien, et notamment de Verdi, que de Wagner. La légèreté du troisième registre, la flexibilité exigée sont des signatures de Richard Strauss, qui demande agilité, égalité des registres, et même maîtrise de la colorature.

Vous chantez, de plus en plus souvent, des rôles italiens, de Verdi – Leonora (La forza del destino) et Elisabetta (Don Carlo) –, mais aussi de Puccini – Giorgetta (Il tabarro) et Tosca. Le fait d’avoir remporté le Concours « Operalia », en 2015, avec l’air d’Elisabeth, « Dich, teure Halle » (Tannhäuser), vous a-t-il enfermée, pendant les premières années de votre carrière, dans le répertoire allemand ?

Si c’est le cas, j’en suis la première responsable ! C’est moi, et moi seule, qui ai choisi Wagner pour « Operalia ». Quand vous vous présentez face au public, en disant « Voilà ce que je sais faire », il est normal qu’on cherche à vous engager dans cet univers, par la suite. Je ne me sentais d’ailleurs pas prête à affronter la vigueur de l’opéra italien, à ce moment-là. Sans doute les programmateurs pensaient-ils, au départ, que je n’avais pas une voix faite pour Verdi, mais en travaillant beaucoup, j’ai fini par les persuader que je pouvais trouver ma place dans ce répertoire. Et puis, n’oubliez jamais une chose : on entend aussi ce qu’on voit… et quand on voit une chanteuse norvégienne de presque 1, 90 m, on entend, sans doute, davantage Wagner que Verdi ! Mon agente m’a permis de bien doser mes productions d’opéras italiens et allemands. La proportion idéale serait moitié-moitié, car je ne peux pas chanter éternellement Tannhäuser !


Elisabeth dans Tannhäuser, avec Stephen Gould, à Bayreuth (2019). © Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Vous avez, justement, fait vos débuts à Bayreuth, en 2019, à l’âge de 32 ans, en Elisabeth, avant d’y chanter Sieglinde (Die Walküre), en 2022 et 2023. Quels souvenirs gardez-vous de ces premiers étés sur la « Colline verte » ?

En 2019, Tannhäuser était donné dans la nouvelle production de Tobias Kratzer, en ouverture du Festival. Je garderai, toute ma vie, le merveilleux souvenir d’avoir chanté aux côtés du ténor américain Stephen Gould, qui nous a hélas quittés, à seulement 61 ans, en septembre dernier… C’était un merveilleux musicien, une personne exceptionnelle, avec qui j’ai beaucoup appris sur scène. Bayreuth était une totale découverte pour moi, car je ne m’y étais rendue qu’une seule fois, pour une audition et assister à une répétition générale. Il y règne une ambiance plaisante, parfait mélange de vacances et de travail, tellement différente du quotidien d’un chanteur, qui voyage constamment, sans jamais s’installer nulle part. À Bayreuth, on a beaucoup de temps pour creuser les rôles et s’imprégner du lieu. On fait venir sa famille, ce qui n’arrive presque jamais en saison, et contrairement aux Opéras des grandes métropoles, qui ont leur orchestre sur place, aucun des instrumentistes ne vit à Bayreuth. Tous sont issus de formations et d’horizons très différents, aux quatre coins de l’Europe. Bayreuth reste unique, aussi, pour son Festspielhaus, avec cette acoustique qui ne ressemble à aucune autre. Vous pouvez tout tenter dans ce théâtre, même les plus infimes nuances ; on vous entendra toujours ! C’est un luxe incroyable, pour nous chanteurs, et c’est la même chose pour le public, d’ailleurs, qui peut profiter de la richesse de la musique, sans que le son ne déborde de la fosse.

Vous ne chanterez pas à Bayreuth, cet été. Avez-vous des projets pour les éditions futures ?

Je ne peux pas en dire plus maintenant, mais c’est tout à fait possible…

Beaucoup piaffent d’impatience de vous entendre en Isolde (Tristan und Isolde), Brünnhilde (Der Ring des Nibelungen) et Elektra, alors que vous vous cantonnez, pour le moment, à Sieglinde (Die Walküre), Chrysothemis (Elektra) et la Maréchale (Der Rosenkavalier). Les attentes de la presse, qui vous a très vite surnommée la « Kirsten Flagstad du XXIe siècle », ne sont-elles pas lourdes à porter, à la longue ?

Je ne sais pas si Kirsten Flagstad s’apprêtait à chanter Salome à mon âge, mais les carrières ne se menaient pas du tout de la même manière, dans les années 1930 et 1940. Les artistes n’enchaînaient pas, avec le même rythme effréné, les vols entre New York et Munich, Munich et Paris, etc., à longueur de saison musicale. J’aime beaucoup le dicton « Tout vient à point à qui sait attendre », même si cela me fait chaud au cœur que le public ait hâte que je m’attaque aux rôles mythiques que vous avez cités !


Leonore dans Fidelio, à Londres (2020). © ROH/Bill Cooper

Comment expliquez-vous que la Scandinavie ait vu naître tant de grands chanteurs wagnériens ? 

Je n’y vois rien de rationnel ou de scientifique, sans quoi le sujet serait abondamment étudié. C’est une pure coïncidence, et je ne vois de commun chez tous qu’une manière très libre de concevoir le chant. En Europe du Nord, on chante pour le plaisir, en chœur, à l’église, à l’occasion des fêtes. On pourrait presque dire que c’est une région du monde, qui donne beaucoup de chanteurs tout court, wagnériens ou non. Contrairement aux instrumentistes ou aux danseurs, qui ont besoin de beaucoup de technique très tôt, les chanteurs se fient, d’abord, à leur intuition ; ils n’ont, au départ, pas le même carcan. J’ai commencé dans les chœurs, puis en soliste, ­essentiellement dans des œuvres baroques, pendant quatre ans. Je n’ai abordé que plus tard, le grand répertoire opératique. J’ai continué toutefois à chanter, en parallèle, des lieder, surtout de Richard Strauss, Schumann et Schubert. Il m’a toujours paru important de garder le contact avec cet univers, qui mérite qu’on y investisse la même richesse vocale et expressive que dans les rôles d’opéra.

Vos modèles vocaux, si vous en avez, sont-ils les artistes scandinaves, comme votre compatriote Kirsten Flagstad, les sopranos suédoises Astrid Varnay (naturalisée américaine), Birgit Nilsson et Nina Stemme, ou les voix italiennes ?

J’ai écouté les grandes voix wagnériennes, évidemment, mais je ne suis pas du genre à idolâtrer des modèles, au point d’avoir des posters dans ma chambre ! En plus des noms que vous avez cités, j’aime beaucoup Renée Fleming, Jessye Norman, Maria Callas, sans oublier Karita Mattila, qui m’a vraiment impressionnée dans certains rôles. Parfois, j’apprends aussi au contact de mes collègues, comme je le disais tout à l’heure, à propos de mon cher Stephen Gould.

Y a-t-il des rôles, où vous vous sentez « à la maison », à la fois vocalement et psychologiquement ?

À l’aise à cent pour cent serait exagéré, mais je dirais la Maréchale, pour le répertoire allemand, et Elisabetta, pour l’italien. Je ne pourrai jamais prétendre que ces rôles sont une seconde nature, ne serait-ce que parce que je ne suis pas née dans l’aristocratie, et que je ne serai jamais reine ! Mais ce sont des femmes qui connaissent une grande évolution : conscientes de leur destin, elles y sacrifient leur amour. J’ai la chance d’être dans une relation stable – je suis même fiancée, depuis deux ans –, mais quand j’incarne ces émotions, je m’y sens très connectée. Aussi différents soient-ils, ces personnages me transportent.


La Maréchale dans Der Rosenkavalier, à New York (2023). © Met Opera/Ken Howard

Quel serait le rôle de vos rêves, y compris du domaine du fantasme, totalement hors de portée ?

Cela pourrait bien être Octavian (Der Rosenkavalier), plein de feu intérieur ! Et pourquoi pas, quitte à citer quelque chose de complètement fou, le rôle-titre d’Otello ? Plus sérieusement, je prépare ma première Tosca scénique, un personnage dont la complexité peut s’exprimer de manière très différente, selon les interprètes. Brünnhilde reste, évidemment, le Graal à conquérir – et j’ai déjà commencé à l’étudier. Comme la tessiture du rôle est sensiblement différente d’une Journée du Ring à l’autre, si je devais l’aborder demain, je commencerais par celle de Die Walküre. Quant à la Brünnhilde de Siegfried, qui effraie tant de titulaires, elle a beau être nettement plus aiguë, du moins le temps passé en scène est-il relativement court !

Votre dernier récital discographique – Christmas from Norway (Decca) – propose des chants de Noël norvégiens. Est-ce une manière de vous reconnecter à vos racines ?

J’ai eu beaucoup de chance, avant tout, de pouvoir enregistrer, pour mon premier récital chez Decca, un programme consacré à Richard Strauss, sous la direction musicale d’Esa-Pekka Salonen. D’autant que tout ce que nous devions faire ensemble, par la suite, a été annulé, en raison du Covid. Pour ce qui est de mes racines, c’est vrai pour l’album de Noël, car je suis née à Stokke, une petite ville à une heure et demie d’Oslo, située pas très loin de la mer, où règne une atmosphère très campagnarde. Mais la mélodie, en général, est un exercice que j’aime énormément, et dont les enjeux sont tout autres que ceux de la scène. Le rapport avec le public est plus intime ; je suis seule avec mon pianiste, Leif Ove Andsnes ou James Baillieu, à défendre de la musique pendant toute une soirée.


Jenufa à Chicago (2023). © Michael Brosilow

Vous avez évoqué le Covid, qui s’est déclaré, début 2020, alors que votre carrière était en pleine expansion. Comment avez-vous vécu cette période, professionnellement et personnellement ?

Comme tous les artistes, j’ai vu s’envoler des projets jamais reprogrammés, ou qui ont finalement vu le jour sans moi, car mon emploi du temps n’était plus compatible. Rétrospectivement, j’estime avoir eu beaucoup de chance que la pandémie démarre après mes débuts à Bayreuth et à New York. À une année près, les choses auraient pu être désastreuses pour moi ! Je ne veux donc pas trop me plaindre de cette période, qui a été compliquée pour tout le monde. Sur le plan personnel, si certains ont vécu cette pause forcée comme un moment de renouvellement, de déconnexion très bénéfique, je ne peux pas en dire autant. D’abord, j’étais extrêmement inquiète pour ma santé, celle de ma famille et de mes proches, car contrairement à nos voisins suédois, nous avons été confinés, en Norvège. Mais il se trouve, aussi, que je venais de déménager à Oslo, dans un appartement pratiquement vide. Si cela arrivait aujourd’hui, je vivrais, sans doute, cette interruption différemment. Mais j’ai cru devenir folle, à nettoyer cet appartement cinq millions de fois, pour passer le temps… tout en me demandant si je pourrais rechanter un jour, plutôt que de penser à profiter de l’occasion pour apprendre à tricoter ! Heureusement que cette période est derrière nous, et que chacun peut, à nouveau, se consacrer à ce qui le fait vibrer. Cela n’a pas de prix !

Propos recueillis par YANNICK MILLON

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