Entretien du mois Reinoud Van Mechelen
Entretien du mois

Reinoud Van Mechelen

25/03/2024
Richard dans Richard Cœur de Lion, à Versailles (2019). © Agathe Poupeney

La voix de haute-contre demeure – certes moins que celle, aussi définitivement qu’heureusement perdue, de castrat – un objet de fantasme. Bien que son avènement ait été annoncé par quelques glorieux aînés, nul, avant le ténor belge, n’était parvenu à la ressusciter, avec un alliage aussi idéalement dosé de tendresse suave et d’héroïsme éclatant. Comme en témoignent les trois récitals, parus chez Alpha Classics, qu’il a consacrés à Louis Gaulard Dumesny, Pierre de Jéliote (ou Jélyotte) et Joseph Legros, interprètes fétiches de Lully, Rameau et Gluck. S’il s’aventure volontiers chez Mozart, et même sur les rivages de l’opéra romantique français, c’est en Jason, dans la production de Médée de Marc-Antoine Charpentier, signée David McVicar et dirigée par William Christie, au Palais Garnier, que Reinoud Van Mechelen revient à l’Opéra National de Paris, du 10 avril au 11 mai. Le disque n’est pas en reste, avec Céphale et Procris d’Élisabeth Jacquet de La Guerre, enregistré par Château de Versailles Spectacles, où il tient le rôle de Céphale, tout en veillant, depuis le pupitre de chef, sur A Nocte Temporis, l’ensemble qu’il a fondé, en 2016.

Êtes-vous né pour chanter ?

J’ai commencé par jouer du trombone. Quand j’ai eu 10 ans, ma mère, qui trouvait que j’avais une belle voix, m’a poussé à m’inscrire au chœur d’enfants de Kessel-Lo, dans un faubourg de Louvain, ma ville natale. Il s’agissait de chanter, à raison d’une heure et demie par semaine. À 16 ans, je faisais déjà partie de deux chœurs, d’un ensemble vocal et de deux orchestres d’harmonie, sans oublier l’école ! À l’université, j’ai étudié les sciences politiques, pendant un an, avant d’arrêter, pour me consacrer à la musique. Les cours de chant que j’avais pris à Louvain, m’ont permis d’entrer au Conservatoire Royal de Bruxelles. À 20 ans, j’ai été choisi pour faire partie de l’Académie Baroque Européenne d’Ambronay, début d’une période riche et foisonnante.

Peut-on dire que vous avez eu deux parrains ? Hervé Niquet, qui assurait, en 2007, la direction de l’Académie Baroque Européenne d’Ambronay, et William Christie, dont vous avez été lauréat du Jardin des Voix, en 2011…

Il est évident qu’ils ont été extrêmement formateurs pour ma carrière. J’ai la chance de pouvoir continuer à travailler avec eux, tout en ajoutant à cette liste des musiciens aussi passionnants que Philippe Herreweghe et Simon Rattle.


Mercure dans Castor et Pollux, au Théâtre des Champs-Élysées (2014). © Vincent Pontet/WikiSpectacle

Quelles ont été les premières productions importantes de votre carrière ?

Castor et Pollux, avec Le Concert Spirituel et Hervé Niquet, au Théâtre des Champs-Élysées, en octobre 2014. Et, au cours de cette même année, Rameau, maître à danser, un spectacle des Arts Florissants, dirigé par William Christie, qui réunissait deux ouvrages du compositeur : Daphnis et Églé et, en seconde partie, La Naissance d’Osiris. Puis Dardanus, en avril 2015, avec l’ensemble Pygmalion et Raphaël Pichon, dans une mise en scène de Michel Fau, à l’Opéra National de Bordeaux.

Vous cultivez, précisément, le répertoire de haute-contre, voix typique des XVIIe et XVIIIsiècles…

Mais je me définis comme ténor, mot qui procède de « teneur » : il est celui qui tient la voix, qui soutient la composition. Comme je chante beaucoup de musique française de cette époque, et que j’ai des facilités dans l’aigu, je corresponds à ce registre qu’on appelle la haute-contre, terme qui a disparu après la Révolution française. Il y a plein de fausses vérités à ce sujet. Par exemple, que la musique française était chantée avec plus de légèreté que l’italienne. Or, un certain nombre de voyageurs italiens s’étonnaient que les ténors français hurlent volontiers ! L’assise, pour moi, est la voix de poitrine, avec laquelle tout reste en correspondance, même si je la mélange aux résonances de tête. Un chanteur comme Pierre de Jéliote (ou Jélyotte), qui a créé de nombreux opéras de Rameau, pouvait émettre des aigus légers, mais également à pleine voix.


David dans David et Jonathas, à Versailles (2022). © Agathe Poupeney

Ce dernier forme, avec Louis Gaulard Dumesny, qui s’est illustré à l’époque de Lully et Charpentier, puis Joseph Legros, créateur des principaux rôles des opéras de Gluck, le trio de hautes-contre auquel vous avez consacré une série de récitals, parus chez Alpha Classics. Peut-on se faire une idée de la manière dont le chant a évolué, de l’un à l’autre de ces artistes ?

Les interprètes de Lully étaient, avant tout, des acteurs chantants ; ils étaient soumis au livret. Ce n’est pas un hasard, si on parle de « tragédie lyrique ». Dumesny ne lisait pas la musique. Lully, qui l’a découvert, alors qu’il chantait en faisant la cuisine, n’est jamais parvenu à la lui faire apprendre ! Le soliste n’était pas considéré en tant que tel – phénomène qui s’est, ensuite, produit avec Jéliote, le chanteur le plus extraordinaire de son siècle. Lully et Charpentier étaient contemporains, mais ce dernier étant, lui-même, haute-contre, il exigeait de ses interprètes une tessiture plus aiguë, souvent une tierce au-dessus. On ne trouve, ainsi, aucun air avec l’orchestre au complet, dans Atys, alors que Jason en a un, dans Médée. Enfin, chez Rameau, qui était un prodigieux orchestrateur, il y en a tout le temps ! Avec l’arrivée de Gluck, et donc le règne de Legros, c’est une autre culture qui s’installe. La tessiture d’Orphée (Orphée et Eurydice) est aiguë, tandis que les parties de haute-contre, dans ses autres opéras, sont nettement plus graves, comme Achille (Iphigénie en Aulide), Admète (Alceste), Renaud (Armide) ou Pylade (Iphigénie en Tauride). Le compositeur demandait autre chose à la voix, notamment de grandes qualités expressives.

« Que je serais heureux, si j’étais moins aimé ! » : vous avez gravé, dans votre récital consacré à Dumesny, cet air de Jason. Rôle que vous reprenez, à l’Opéra National de Paris, dans la production de Médée, dirigée par William Christie et mise en scène par David McVicar…

C’est l’unique grand air de Jason, avec un intitulé très narcissique ! J’ai chanté le rôle, dans son intégralité, à l’Opernhaus de Zurich, en 2017, déjà sous la baguette de William Christie, dans une mise en scène d’Andreas Homoki ; Stéphanie d’Oustrac incarnait Médée. J’ai retrouvé Jason, l’automne dernier, au Staatsoper de Berlin, avec Simon Rattle et Magdalena Kozena, dans la production de Peter Sellars. Au Palais Garnier, ma partenaire sera, cette fois, Lea Desandre. Clairement, Jason n’est pas quelqu’un avec qui j’aimerais prendre une bière ! C’est un hypocrite, qui s’emmêle dans ses mensonges. Il a été amoureux de Médée, et leur histoire n’est pas complètement finie, mais il éprouve de vrais sentiments pour Créuse. Il faut dire que Médée, pour Jason, c’est vraiment trop ! Une magicienne, qui a tué son frère pour être avec lui, dont il doit supporter, à la fin, qu’elle pousse Créon au suicide, puis qu’elle assassine Créuse, et enfin les enfants qu’ils ont eus ensemble. Ce crescendo dans la violence, pour moi, qui suis maintenant père, est éprouvant.


Jason dans Médée de Marc-Antoine Charpentier, avec Magdalena Kozena, à Berlin (2023). © Ruth Waltz

Ne vous référez-vous pas au Paradoxe sur le comédien de Diderot ? Exprimer les passions du personnage que l’interprète n’éprouve pas…

Nous avons eu de longues discussions, à ce sujet, avec Peter Sellars. Ma rencontre avec lui a, vraiment, été déterminante, et je me réjouis des projets que nous avons ensemble. Son univers est très différent de celui d’un Michel Fau, qui tient à ce que les œuvres vivent dans leur contexte. On doit essayer d’aller loin avec ses propres émotions, rester lyrique, sans s’abandonner à la violence. Il ne faut pas que ce soit tout le temps joli ! J’aime le poids dramatique contenu dans la fin de Médée.

Comment Simon Rattle, qui n’est pas un spécialiste du répertoire baroque – mais a dirigé Les Boréades, à Salzbourg, en 1999, puis, plus récemment, Hippolyte et Aricie, au Staatsoper de Berlin, production dans laquelle vous teniez le rôle d’Hippolyte –, a-t-il abordé Médée ?

Même si William Christie reste une référence dans ce répertoire, Simon Rattle a travaillé la partition comme un fou, notamment la mise en valeur du texte de Thomas Corneille et des timbres du Freiburger Barockorchester. Ne sous-estimons pas, non plus, l’importance des chefs de chant à l’opéra. Pendant cette production, Elisabeth Geiger, que je connais depuis l’Académie Baroque Européenne d’Ambronay, tenait ce rôle primordial.

N’avez-vous pas l’impression qu’après s’être un peu installée, l’interprétation de la musique baroque repart sur des bases neuves, avec une nouvelle génération d’interprètes ?

Il y a une évolution, mais pour l’instant, elle se cherche, et je n’arrive pas à la définir. On ne doit pas renier les épaules sur lesquelles on est monté : celles de Nikolaus Harnoncourt, Gustav Leonhardt, Philippe Herreweghe, William Christie… Il ne faut pas, pour autant, les copier, car on apprend de plus en plus de choses. Quand j’ai dirigé et enregistré Céphale et Procris d’Élisabeth Jacquet de La Guerre, je n’ai évidemment rien oublié de tout ce que j’avais appris des chefs de chant, des traités, des partitions, de mes expériences théâtrales, etc. D’un autre côté, économiquement, tout a changé : dans les années 1990-2000, tout était possible. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’ensembles, et les politiques ne font pas de la musique leur priorité. À nous d’être pragmatiques, intelligents et créatifs.


Enregistrement de Céphale et Procris (2023). © Arn Van Wijmeersch

Et c’est ainsi que vous avez fondé votre propre ensemble…

En 2016, j’ai créé A Nocte Temporis, ce qui signifie « Depuis la nuit des temps », pour trouver mon équilibre, mais aussi ajouter une corde à mon arc. Il s’agit, bien sûr, d’une formation à géométrie variable, qui réunit de quatre à cinquante interprètes, quand on associe l’ensemble, les solistes et le Chœur de Chambre de Namur, notre partenaire. Je suis, toujours, très heureux de travailler avec d’autres formations, mais il subsiste une petite part de frustration, lorsqu’on n’est pas entièrement maître du jeu. Ce qui ne signifie pas que tout soit parfait avec mon propre ensemble : les frustrations ne sont pas les mêmes, mais bel et bien là ! Je peux, avec ce groupe, prendre des initiatives pédagogiques, pour former le public de demain. Et puis, un projet en appelle un autre. En imaginant les trois disques consacrés aux hautes-contre, j’ai découvert des airs méconnus, des partitions oubliées, ce qui nous a conduits à Céphale et Procris, dont l’enregistrement vient d’être publié par Château de Versailles Spectacles. C’est un ouvrage que j’aimerais reprendre, cette fois dans la fosse, et à l’occasion d’une production scénique.

Comment avez-vous appris à diriger ?

En observant les autres et en prenant quelques cours, car j’étais, évidemment, peu formé. Les membres de mon ensemble savent très bien me dire, si ce que je leur demande est compréhensible ou non ! Je reste ténor et chef, simultanément. Je n’ai pas encore fait l’expérience de diriger un concert entier sans chanter, et interpréter des symphonies ne fait pas partie de mes projets, pour le moment. Malgré tout, je dirige, avec beaucoup de plaisir, des programmes orchestraux dans des conservatoires, comme récemment à Bruxelles.

Dans Céphale et Procris, vous avez opté pour la prononciation restituée du français. Quel est votre avis sur cette pratique ?

Je m’adapte, selon les productions. Ce type de prononciation permet de varier les couleurs, ce qui, à mon sens, importe le plus. Pour Céphale et Procris, nous avons travaillé avec Olivier Bettens, spécialiste de cette question. Il est faux, selon moi, d’affirmer que cette pratique éloigne le public, car nous sommes dans le cadre d’une représentation, où les personnages s’expriment en vers et en chantant, ce qui est déjà très artificiel. Et puis, au bout de cinq minutes, avec un peu d’attention, on a compris et on se laisse porter. Pour ce qui est des ouvrages moins anciens, je suis très favorable aux « r » roulés, qui aident au placement de la voix.


Ferrando dans Cosi fan tutte, à Anvers (2022). © Opera Ballet Vlaanderen/Annemarie Augustijns

Y a-t-il vraiment une grande différence, entre la haute-contre de l’époque baroque et le ténor du XIXe siècle ?

J’essaie, avec ma voix, d’aborder des répertoires très différents. On ne sait toujours pas quel volume sonore pouvait produire un orchestre, à l’époque baroque. Les luthiers s’accordent à dire qu’ils n’ont pas vraiment retrouvé la technique des boyaux, telle qu’on la pratiquait alors. Il est certain, en revanche, que ceux-ci laissent passer la voix, alors que les formations modernes sont plus puissantes. Les instruments ont bien plus évolué que les êtres humains, selon les critères de Darwin ! Nous avons beau être plus grands, et avoir été confrontés à des expériences acoustiques, inconnues par le passé – comme entendre le bruit d’un train, d’un avion, ou subir celui de la climatisation –, nos cordes vocales ne sont pas quinze fois plus tendues… Ces barrières ont été fixées, non pas au XIXe, mais au XXe siècle. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on veut entendre, d’abord, les voix, et non plus le texte, qui est devenu moins important. Elles doivent, donc, produire du volume, pour lutter contre les orchestres modernes et passer dans de très grandes salles.

La Salle Le Peletier, siège de l’Opéra de Paris jusqu’en 1873, était, pourtant, au moins aussi vaste que le Palais Garnier…

Cette salle a été le lieu du débat sur le fameux contre-ut de poitrine, à travers l’opposition entre les ténors Adolphe Nourrit et Gilbert Duprez ! Un certain nombre de légendes circulent, là aussi, à ce sujet. Les commentaires de l’époque, et la musique elle-même, prouvent que les hautes-contre des générations précédentes utilisaient, déjà, la voix de poitrine, pour produire des notes aiguës. Dans Platée, par exemple, il y a une montée sur le mot « Quoi ! » jusqu’au contre-ut – qui correspond à un si bémol, au diapason historique français. Or, ce dernier « Quoi ! » ne doit, à mon avis, surtout pas être émis en voix de fausset, car il a une fonction dramatique. Cent ans plus tard, Donizetti souhaitait que les notes aiguës de l’air « Ah ! mes amis », dans La Fille du régiment, soient faites en fausset, afin d’imiter le chant tyrolien. Aujourd’hui, les choses ont changé. Personnellement, je chante cet air en voix de poitrine, notamment parce que je n’aime pas utiliser mon falsetto. Et c’est la même chose pour « Mes amis, écoutez l’histoire », dans Le Postillon de Lonjumeau d’Adolphe Adam. Rossini ne voulait pas qu’on monte en voix de poitrine au-dessus du sol : certains ténors ont commencé à le faire, mais pas tous. Et quand on écoute les enregistrements de l’époque de Puccini, on entend encore, souvent, des notes en fausset. Si la recherche sur l’interprétation historique, depuis vingt ou trente ans, tend vers la légèreté, il n’y a pas eu de changement drastique, du jour au lendemain. Même dans la musique baroque, il faut que la voix soit projetée.


Nadir dans Les Pêcheurs de perles, à Toulon (2019). © Frédéric Stéphan

Outre le répertoire baroque, vous avez, notamment, chanté Ferrando (Cosi fan tutte) et Nadir (Les Pêcheurs de perles). Vous avez, aussi, été Gérald (Lakmé), en concert. Quelle sera la suite ?

Je me réjouis de faire, bientôt, mon premier Don Ottavio (Don Giovanni). Ce sera dans deux ans – je ne peux pas encore dire où. Et je serais heureux de revenir à Gérald, ainsi qu’à Pelléas (Pelléas et Mélisande), que je n’ai chanté, pour l’instant, que dans une version à deux pianos. Car c’est un rôle, où je me sens vraiment capable d’une grande expressivité, entièrement au service du texte, et dont j’ai toutes les notes. Je ne m’intéresse pas à cet éternel débat, qui consiste à se demander s’il doit être confié à un baryton ou à un ténor. D’une manière générale, les dogmes ne me passionnent pas. Je vais, d’abord, vers la partition, et ne me sens pas obligé de connaître toutes les versions des années 1960 et 1970, pour avoir une idée de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Il est important de garder une fraîcheur, de savoir où veut, et peut, aller une voix. Je souhaite gagner des répertoires, mais n’ai pas envie d’en perdre. Je serais très triste, par exemple, de ne plus avoir l’occasion de chanter l’Évangéliste dans les Passions de Bach !

Il y a quelques années, vous aviez émis le vœu d’aborder Tom Rakewell (The Rake’s Progress)…

C’est toujours un désir, sans oublier Britten. J’ai adoré chanter Les Nuits d’été de Berlioz, avec le Brussels Philharmonic et Thierry Fischer, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en mars 2022. J’aimerais beaucoup aborder, un jour, les rôles de ténor dans les opéras de ce compositeur. En commençant par Iopas et Hylas, dans Les Troyens. En attendant Énée !

Propos recueillis par CHRISTIAN WASSELIN

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