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Une Carmen pour faire de l’usage à Londres

08/05/2024
Aigul Akhmetshina (Carmen). © Camilla Greenwell

Royal Opera House, Covent Garden, 5 avril

Deux reprises, et puis s’en va… Louée à l’Opéra de Francfort (Oper Frankfurt), où elle a été étrennée, en 2016, et se joue encore, la Carmen singulièrement distanciée, conçue par Barrie Kosky (voir O. M. n° 138 p. 39 d’avril 2018), n’aura pas trouvé sa place au répertoire du Covent Garden. Eu égard à l’accueil enthousiaste qui lui a été réservé, en cette soirée de première, la nouvelle production, signée Damiano Michieletto, pourrait bien, à l’inverse, faire durablement de l’usage – et ce, dès la saison prochaine.

Le metteur en scène italien, qui s’est voulu, ailleurs, plus iconoclaste, ne montre, ici, pas la moindre velléité de déconstruction. Sans, pour autant, tomber dans la banalité – qui menace, dans un ouvrage aussi rabâché, tant les approches traditionnelles que celles relevant du « Regietheater », ou assimilé.

Rien ne paraît absolument neuf, à commencer par une esthétique ne pouvant se défaire du souvenir du spectacle, désormais classique, monté par Calixto Bieito. Et pourtant, un vent de fraîcheur souffle assez continûment sur ce théâtre, dont la vie – ou l’illusion qu’il en donne – transpire d’une infinité de détails, plus ou moins (in)signifiants.

C’est, aussi, que Damiano Michieletto sait jouer de l’ambivalence d’un certain réalisme – pris en charge par les intérieurs assez exigus imaginés, pour chaque acte, par Paolo Fantin (un poste de police, au I, une boîte de nuit, au II, une cabane en tôle ondulée, où sont entreposées des armes, au III, et enfin, la loge d’Escamillo, au IV), en opposition à des extérieurs grand ouverts, sur lesquels semble peser une chaleur accablante, entretenue par la lumière zénithale d’un grill apparent – pour maintenir un équilibre délicat entre une forme de légèreté et l’irruption de la tragédie.

Une vieille femme, vêtue de noir, qui fait son entrée, dès l’Ouverture, quand retentit le thème du destin, en est, censément, le principal symbole. Est-ce la mort qui rôde ? Non pas. Ainsi que ses apparitions suivantes le rendent de plus en plus évident, il s’agit de la mère de Don José. Qui veille, retient et empêche son fils de s’émanciper. Voilà qui n’est pas, loin s’en faut, l’élément le plus convaincant d’une dramaturgie, que cette présence muette tend, au contraire, à alourdir.

Bien plus pertinent est ce que les interventions des enfants disent du comportement des adultes que, sans doute, ils deviendront – la violence sexiste, en germe dès ces jeux tout sauf innocents, qui poussent une petite fille à s’enfuir en hurlant. Et puis des caractères finement tracés, et campés, grâce à une direction d’acteurs qui n’achoppe que sur le choix, peu judicieux, avec une distribution internationale, condamnée à baragouiner dans un sabir souvent risible, des dialogues parlés, même réduits.

Le français chanté est moins maltraité, même si ces supposés garants de l’idiome d’« opéra-comique », que sont le Dancaïre de Pierre Doyen et le Remendado de Vincent Ordonneau, ne lui font pas nécessairement honneur. Rien de plus remarquable chez les Frasquita et Mercédès de Sarah Dufresne et Gabriele Kupsyte, qui font à peine tendre l’oreille vers des talents en devenir.

Si la carrière honorable, et même enviable, dont jouit Kostas Smoriginas était, déjà, à nos oreilles, un mystère, son présent Escamillo – douze ans après l’avoir enregistré, sous la baguette de Simon Rattle (EMI/Warner Classics) – est une punition, défiguré par une couverture caricaturale des voyelles, condamnant l’aigu à plafonner, dans des « Couplets » sans panache, et que rien ne rachète, par la suite.

Derrière les épaisses lunettes de myope, parachevant le costume si peu seyant créé pour Micaëla par Carla Teti, Olga Kulchynska est, en revanche, une bénédiction, tant son soprano d’or pur illumine, avec une sincérité qui noue la gorge, la conduite et la dynamique frémissantes de « Je dis que rien ne m’épouvante ».

Malgré les traces d’une indisposition, qui avait amoindri les capacités du ténor polonais, le couple formé par Aigul Akhmetshina et Piotr Beczala avait impressionné David Shengold, au Metropolitan Opera de New York, en janvier dernier (voir O. M. n° 199 p. 88 de février 2024). Il fonctionne aussi bien, à Londres, malgré les trois décennies qui séparent les deux interprètes.

À 57 ans, lui manque inévitablement de jeunesse,  mais assure avec une franchise, mieux, une vaillance et un éclat, qui n’excluent pas la tendresse poétique d’un si bémol en voix de tête, pour conclure un air « de la fleur » d’une superbe tenue.

À 27 ans, la mezzo russe est déjà au firmament. Non pas jolie, comme on l’est à son âge, selon les stéréotypes, du moins, mais de cette beauté sauvage qui fait, d’emblée, les grandes Carmen. Et en même temps distinguée, et sensuelle. À l’image d’une voix à se damner, entre agilité rossinienne, quand il le faut, et profondeur, nourrie de registres supérieurement unis. Et du chic, du chien dans le phrasé. L’évidence, en somme.

La fosse n’atteint pas de semblables hauteurs. Parce que, face à un orchestre dont le brillant n’évite toujours pas le prosaïsme du clinquant, Antonello Manacorda cherche le raffinement, parfois au détriment de la vitalité de la pulsation.

MEHDI MAHDAVI

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