Opéra Bastille, 28 février
Il y a eu l’entrée au répertoire, en 1977, sous l’ère Liebermann, avec Jorge Lavelli et Lorin Maazel puis Serge Baudo. Soirées mémorables. Puis, parenthèse oubliée, exportée aux Champs-Élysées, la production de Gian Carlo Menotti en 1985. Enfin, importée de Salzbourg par Gerard Mortier, devenue icône, la production stupéfiante de Bob Wilson, de 1997 à 2017, avec trois saisons sous la baguette de plus en plus inspirée de Philippe Jordan. Un marqueur !
On doute que la nouvelle production signée Wajdi Mouawad puisse jamais atteindre pareils sommets. Le metteur en scène libanais, qui avait si bien traduit les émotions de l’Œdipe d’Enesco en rituels esthétisants décantés au parfum d’art nouveau, n’a pas su quoi faire de Pelléas. Emmanuel Clolus, pour la boite décor, et Stéphanie Jasmin, pour les vidéos omniprésentes, ont inscrit la dramaturgie dans une nature trop simplement illustrative : de l’eau en cascades, en vagues épuisées, de la ramure, épaisse, sombre, labyrinthique, traitées façon pléonasme visuel du texte de Maeterlinck, sans dégager une visibilité, une lisibilité, pour que quelque chose de sensible, de vivant, de marquant, ressorte sur scène. Dans ce trou noir stellaire qui avale tout, une direction d’acteur moins générique, comme en ce théâtre parlé que pratique si bien Mouawad, aurait-elle pu sauver le projet ? Pas certain !
Ici, face à la musique devenue carcan, elle a le démérite de plomber les personnages, pauvrement habillés, pauvrement éclairés, de les empêcher d’être, de se lâcher, de distiller leur questionnement, leur mystère. Pire, la construction même du décor est fautive. En renvoyant au fond les praticables mobiles de l’aire principale de jeu, posés devant un rideau de lames de PVC semi-transparentes qui absorbe au lieu de renvoyer les voix, on les étouffe. Et en disposant devant un charnier de gibier poils et plumes – où l’on dépèce maladroitement le cheval de Golaud –, absorbant tout renvoi sonore, on les éteint. L’acoustique a ses lois. Ici, l’erreur, flagrante, est dévastatrice. Car ces voix, on ne les entend pleines, séduisantes et entières qu’au passage à la rampe, devant le charnier, comme au duo de l’acte IV, enfin exalté.
Personne n’existe alors : ni l’admirable Pelléas de Huw Montague Rendall, l’un des plus beaux qu’on puisse entendre aujourd’hui – quel français ! – dans la magnificence d’un timbre idéal, l’art des couleurs, la sensibilité à fleur de peau, trop éteintes ici, ni la Mélisande de Sabine Devielhe, qu’on sait pourtant parfaite, et qui illuminait hier la Scala de sa Sophie straussienne, rayonnante. Elle n’invente ici aucun infini au dernier acte. Et ce n’est pas l’ascension glorieuse des amants au final qui arrange les choses, avec sa transcendance wagnérienne mâtinée de panthéisme, qui n’a rien à voir avec la mort si discrète de l’héroïne de Debussy. L’Arkel de Jean Teitgen, qu’on retrouve au faîte de ses moyens quand il passe enfin à l’avant-scène, est d’excellence. Mais le Golaud de Gordon Bintner convaincrait mieux si la voix n’était si mal conduite, et l’accent anglais si prononcé. L’Yniold d‘Anne-Blanche Trillaud Ruggeri, souvent noyée, et la Geneviève terne de Sophie Koch, oubliable, tant elle est peu dans sa voix, ne sont que des instants insatisfaisants.
Reste des interventions chorales subtiles et un orchestre de grande classe, retenu, mais palpitant, formidable tapis de sons au style debussyste parfait. Antonello Manacorda, qui a fait ses classes avec Abbado autrefois, sait battre Pelléas avec son cœur, seul à pouvoir convaincre que, sans lui, la soirée aurait pu être pire qu’un ratage.
PIERRE FLINOIS