Depuis sa création à l’Opéra-Comique, le 3 mars 1875, Carmen n’a pas connu de disgrâce. Admirée, crainte ou détestée, elle ne laisse personne indifférent et l’on pourrait croire qu’aujourd’hui l’on connaît tout d’elle. Le livre richement illustré que publient Actes Sud et le Palazzetto Bru Zane nous permet pourtant d’en savoir encore plus sur celle que l’on peut regarder comme « l’une des figures scandaleuses de l’histoire des arts au XIXe siècle ». Au prix d’une enquête minutieuse qui nous mène de l’Espagne, telle que la découvraient Mérimée et plusieurs de ses contemporains, jusqu’à la Salle Favart, en plein cœur de Paris, nous voyons comment la trop séduisante gitane devient, grâce au compositeur et à ses librettistes, Henri Meilhac et Ludovic Halévy, grâce aussi à toute une équipe d’artistes et d’artisans, « le seul véritable mythe né d’un opéra ».
Professeur à l’Université de Rennes, auteur d’un ouvrage de référence consacré à Georges Bizet (éd. Fayard), Hervé Lacombe ne se livre pas ici à une analyse musicologique de la partition. Sa recherche est avant tout celle d’un historien, soucieux de replacer la première et les réactions de la presse dans un large contexte social et culturel. Il n’est donc pas question seulement de musique et de chant,
mais également de littérature, de peinture, de sculpture, avec toujours cette interrogation sur ce qu’étaient le réalisme, l’hispanisme ou la modernité aux alentours de 1875. À cette date, avec le « souci de s’affranchir de l’Espagne convenue, conservée dans le formol de la tradition », la création de Carmen « chamboulait l’Opéra-Comique et donnait vie à une héroïne d’un nouveau type ». Le premier accueil de la critique est loin en effet d’avoir été unanime. Pour certains, le personnage qu’incarnait si bien Célestine Galli-Marié n’était qu’« une maritone cynique », « une fille d’un ordre inférieur », ou encore « la véritable prostituée de la bourbe et du carrefour ».
D’autres jugements étaient heureusement plus cléments. Au-delà du récit de ces polémiques, l’un des multiples intérêts de l’étude que nous propose Hervé Lacombe est bien de nous montrer combien Bizet, dans sa démarche créatrice, était proche de peintres tels que Manet ou Courbet, d’écrivains tels que Gautier ou Zola, qui, en cette fin du XIXe siècle, s’inscrivaient dans le cadre d’une « école moderne, portée par le désir de donner à voir la vie et non son idéalisation ». Venant en annexe, le livret de mise en scène de Carmen en 1875 nous montre tout ce qui éloigne la création de tant et tant de « relectures » actuelles.
PIERRE CADARS
Auteur : Hervé Lacombe – Actes Sud / Palazzetto Bru Zane – 184 p. 38 €
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