Après deux décennies à la tête de l’Opéra de Lausanne, Éric Vigié tire sa révérence, en proposant, du 2 au 14 juin, un nouveau Nabucco, confié à un habitué des lieux, Stefano Poda, en coproduction avec l’Opera National Capitole Toulouse, où il sera donné en septembre prochain. La première saison de son successeur, Claude Cortese, qui prendra ses fonctions le 1er juillet, s’ouvrira, quant à elle, le 6 octobre, avec la création, dans la cité vaudoise, de Guillaume Tell de Rossini, mis en scène par Bruno Ravella. L’heure du bilan pour le premier. Et des projets pour le second, qui présente sa programmation et les orientations de son début de mandat.
Éric Vigié : « Lausanne est devenu un théâtre international, sans nul doute ! »
Vous avez pris, en septembre 2005, la tête de l’Opéra de Lausanne, que vous vous apprêtez à quitter, à la fin de cette saison. En deux décennies de mandat, à quelles évolutions avez-vous eu à faire face ?
J’ai eu la chance, à mes différents postes d’administrateur de théâtre, en Espagne, en Italie ou en Suisse, de travailler dans des fondations de droit privé, qui ont de grands avantages, par rapport aux structures administratives françaises, par exemple. Sur le plan financier, leur légèreté et leur souplesse permettent d’investir immédiatement dans des coproductions, des achats importants, ou encore d’engager des artistes dans l’heure. De plus, il est facile de construire un relationnel sur le long terme, avec mécènes ou sponsors. À l’Opéra de Lausanne, cet apport représente presque un tiers du budget artistique. Aujourd’hui, faire des coproductions est plus difficile, non seulement à cause des restrictions financières un peu partout, mais aussi des différences en matière de goût et d’obligations artistiques de chacun. L’après-Covid est compliqué : je crains que, dans un futur proche, la priorité des décideurs politiques ne tende pas vers l’opéra, un art cher et aux fluctuations de public avérées. Pour Lausanne, nous sommes parvenus, sur une durée de vingt ans, à fidéliser deux à trois générations de spectateurs, en ayant le temps d’équilibrer l’offre et de proposer un répertoire évolutif (baroque, « zarzuela », comédie musicale), qui amènera, le moment venu, de nouveaux publics. C’est ainsi que nous atteignons, encore cette saison, presque 90 % de places payantes vendues.
Avez-vous des regrets, en faisant le bilan de ces vingt années ?
Aucun ! Car, en dépit de cinq années de nomadisme « hors les murs », de 2007 à 2012, pendant les travaux compliqués du théâtre, et malgré le Covid, qui a été un vrai challenge de reprogrammation et de relance de l’activité (nous terminons enfin, cette saison, les reports !), tant d’œuvres, jamais données jusqu’alors, ont été proposées. S’y ajoutent les tournées, les disques, les captations pour la radio et la télévision, les coproductions, les découvertes d’artistes… Sur ce mandat de dix-neuf ans – ce que je n’aurais jamais imaginé au départ –, je n’aurai, en réalité, eu que douze ans de programmation, pour montrer au public toute la capacité de productivité de la nouvelle scène. Cela aura fait, au total, cent vingt titres, en plus de mille trois cents représentations (dont quarante à Avenches) et quatre-vingts nouvelles productions. Une anecdote amusante : quand j’ai appelé Renée Auphan, qui a créé et dirigé les saisons d’opéra, ici, de 1984 à 1995, pour lui demander si je devais me présenter à Lausanne, en 2004, elle m’a dit que cette maison était trop petite, que je m’y ennuierais rapidement, et que je devais briguer un théâtre plus international. Je ne l’ai pas écoutée… et Lausanne est devenu un théâtre international, sans nul doute !
Un autre de vos prédécesseurs, Dominique Meyer, l’a même appelé « le plus petit des grands théâtres »… Quelles sont vos plus grandes fiertés ? Ou, à l’inverse, vos déceptions, soit pour le résultat artistique, soit pour l’accueil public ?
Je ne suis jamais fier d’un résultat. Je peux être heureux que le public reconnaisse le travail accompli par tous, et être personnellement déçu par un artiste à qui nous avions fait confiance, mais qui ne convainc pas, ou ne se comporte pas bien. Le monde de l’opéra est ainsi fait. Quand on connaît la difficulté de rassembler tant de monde sur scène, avec des personnalités, des humeurs et des egos différents, c’est un tour de force, au final, que de réaliser une telle aventure pour quelques heures de spectacle ! La déception peut, donc, être au rendez-vous : trop de paramètres à rassembler… Quant au public, qui paie sa place jusqu’à trois fois, au travers de l’impôt, pour accéder à un fauteuil, il a le droit de ne pas être satisfait. Il faut savoir l’écouter. Si quelque chose n’a pas fonctionné, c’est de ma faute, car je suis, aussi, en charge des distributions.
Parlez-nous de l’EnVOL (Ensemble Vocal de l’Opéra de Lausanne), que vous avez mis en place, dès votre arrivée, ainsi que du projet ultérieur de création d’un Opéra Studio. Et, pour rester dans la gestion des forces locales, de la relance du Festival d’Avenches…
La formation des jeunes générations de chanteurs était une des priorités de mon projet de candidat à la direction, sachant que, comme Genève, Lausanne dispose d’une Haute École de Musique (HEMU) de grande qualité. J’ai puisé dans ce vivier pour, d’abord, rajeunir le Chœur de l’Opéra, mais aussi monter un ensemble de jeunes solistes de talent, l’EnVOL. Il y a eu, parmi eux, de remarquables réussites – entre autres, Marina Viotti ou Eve-Maud Hubeaux. Pour l’Opéra Studio, les politiques ne s’y sont pas intéressés, en raison, certainement, de l’extrême décentralisation territoriale de la Suisse ! Dommage, car donner des diplômes de solistes vocaux à des jeunes artistes, sans un débouché professionnel au bout du chemin, est regrettable. Quant au Festival d’Avenches, c’était un projet fantastique pour tous (orchestre, chœurs, techniciens, ateliers), mais la météo capricieuse, et les erreurs concernant les reports, en cas de mauvais temps, ont eu raison d’une collaboration qui aura, quand même, duré sept ans…
Quels sont vos projets immédiats, après Lausanne ?
Prendre des vacances ! Vous n’imaginez pas le stress que représente la direction d’une maison : en congé, j’ouvrais toujours ma boîte mail, avec la peur d’apprendre la défection d’un chef, d’un metteur en scène, d’un chanteur… En tout cas, je ne pense pas, pour le moment, postuler à la direction d’un autre théâtre. Je vais aussi pouvoir me consacrer, de nouveau, davantage à la mise en scène.
Quelque chose à dire à votre successeur, Claude Cortese ?
Lui laissant un théâtre en parfait état de fonctionnement, et des finances saines, je lui souhaite, comme on dit ici, « tout de bon » !
Propos recueillis par THIERRY GUYENNE
Claude Cortese : « C’était, pour moi, une évidence, qu’il fallait commencer par Guillaume Tell. »
C’est à l’Opéra de Lausanne que votre carrière professionnelle a débuté…
Je suis, en effet, arrivé dans cette maison, un beau jour d’octobre 1990, mon premier contrat en poche. Durant mes dernières années au Conservatoire de Marseille, où j’étudiais le cor, j’ai découvert qu’il existait un métier, celui de régisseur, qui m’a vraiment fasciné. Au point de me dire que c’était ce que je voulais faire ! En terminale, j’ai donc écrit à tous les directeurs de France, que je cherchais à travailler à ce poste. En juillet 1990, j’ai reçu une lettre de Renée Auphan, qui était alors à la tête de l’Opéra de Lausanne, me disant qu’il était fort possible qu’on fasse appel à moi, au coup par coup. Je l’ai pris comme une réponse de politesse, mais quelques semaines plus tard, on m’annonçait que j’étais engagé, pour assurer la régie de La traviata, mise en scène par Pier Luigi Pizzi. Voir ce titre et ce nom dans la même phrase, à 19 ans, m’a fait beaucoup d’effet. Et me voilà à Lausanne, où je n’étais jamais venu, trois mois après avoir passé mon bac ! J’y suis resté jusqu’en 1995, et mon départ pour le Grand Théâtre de Genève. C’est donc, vraiment, dans cette maison que j’ai appris mon métier.
Était-ce le premier théâtre, où vous vous portiez candidat à la direction ?
C’est, en effet, la première – et la seule – maison, où j’ai postulé !
Est-il compliqué de succéder à un directeur resté aux manettes pendant près de deux décennies ?
Non, car j’arrive dans un théâtre refait à neuf, voici douze ans, qui est un parfait outil de production, avec une superbe équipe, très impliquée, et pleine d’affection pour cette maison. Mais cela a toujours été la marque de fabrique de l’Opéra de Lausanne – ainsi que je l’avais déjà ressenti, il y a plus de trente ans.
Quelle est la part, dans une première saison comme directeur, de rêves que vous êtes en mesure de concrétiser, parce que vous êtes enfin maître à bord, et de compromis, dès lors que vous n’avez, sans doute, pas pu programmer suffisamment à l’avance pour avoir les coudées franches ?
Concevoir une programmation d’opéra en six mois a été un grand défi – j’ai été nommé en février 2023, pour me mettre au travail en mars, et annoncer, sinon le détail, du moins l’ossature de ma première saison, dès septembre. C’était d’autant plus stimulant que je suis resté à Strasbourg, jusqu’en décembre dernier, menant de front les deux postes. L’avantage était que j’arrivais face à une page blanche, du fait, assez rare, d’une vraie cassure entre la fin de la programmation d’Éric Vigié, en juin 2024, et l’ouverture de ma première saison, en octobre prochain. Le revers de la médaille est que cette absence de tuilage impliquait d’être très rapide. En m’y prenant si tard, des chanteurs que je voulais n’étaient, évidemment, pas tous libres. Mais c’est la règle du jeu : une telle situation est assez fréquente, même trois ans à l’avance.
Qu’est-ce qui va changer, à l’Opéra de Lausanne, avec votre arrivée à sa tête ?
Les changements seront perceptibles sur le fond, plutôt que dans la forme. Comme il fallait faire vite, je n’ai pas voulu me lancer dans trop d’expériences. Il était important de garder la structure actuelle des saisons, avec un nombre de productions et de levers de rideau assez semblable. Soit six grandes productions, un spectacle jeune public, et la Route Lyrique, ce dispositif biennal d’insertion professionnelle de chanteurs et instrumentistes diplômés de l’HEMU (Haute École de Musique), en tournée, en Suisse romande, qui tombe en 2025. Je suis parti de cette ossature, tout en proposant plus de concerts que d’habitude, tandis que la danse fera son retour, la saison suivante. Quant au choix des œuvres, des chanteurs et des metteurs en scène, chaque directeur a sa patte, son esthétique. Et c’est, aussi, une affaire de compagnonnages.
Y a-t-il une volonté, voire une nécessité, d’élargir le répertoire de la maison ?
Je suis parti du constat que l’Opéra de Lausanne, comme structure de production, ne datait que de 1984. Et je me suis rendu compte que, pendant ces quarante années, on y avait beaucoup joué les mêmes titres. D’où l’idée d’aller vers une programmation qui, peut-être, oserait plus de premières fois, sans forcément faire des exhumations ou des créations, mais simplement des ouvrages – tels que Guillaume Tell de Rossini, Fortunio de Messager et A Midsummer Night’s Dream de Britten, pour citer les trois premiers de la saison – jamais donnés dans cette maison. Il me semble intéressant de proposer au public – sans trop le heurter, puisqu’il reste le repère du compositeur, comme, par exemple, Mozart, avec Mitridate – ce type de programmation, tout en évitant de m’enfermer dans un carcan. Et, en opposition à cela, terminer la saison avec un titre parmi les plus connus au monde : en l’occurrence, Carmen, en mai 2025, dans la production – finalement très peu vue, depuis sa création, à l’Opéra de Lille, en 2010 – de Jean-François Sivadier. C’est, à mon sens, celle que tous les théâtres devraient avoir à leur répertoire, tant elle montre tout, avec une grande économie de moyens.
Ouvrir votre première saison, en Suisse, avec Guillaume Tell, c’est tout un symbole…
C’était, pour moi, une évidence, qu’il fallait commencer par Guillaume Tell. Parce qu’il s’agit, à mon avis, du plus bel opéra de Rossini, qu’il n’a, je le répète, jamais été donné ici, et que c’est, en effet, un clin d’œil et un symbole, par rapport à une ouverture de saison et une nouvelle direction. Je dois bien cela à la Suisse !
Cette première saison, tant au niveau de la langue des titres que des artistes invités, a une coloration très française. Cela sera-t-il une constante de votre mandat ?
La programmation comporte une majorité d’ouvrages en français, et donc beaucoup de chanteurs francophones, car j’apprécie ce type d’adéquation stylistique, voire culturelle. Cela ne sera pas forcément le cas dans le futur : j’essaie même, pour les prochaines saisons, d’en afficher un peu moins, pour que cette orientation ne soit pas aussi marquée. Je suis, également, conscient des attentes du public envers le répertoire italien – c’est pourquoi il était important d’avoir Don Pasquale. Cette couleur française vient de mes goûts – même s’ils ne doivent pas prendre le dessus, car je programme pour le public. Mais c’est, aussi, un concours de circonstances, lié à l’urgence dans laquelle j’ai élaboré cette saison, ainsi qu’à ces compagnonnages que j’évoquais. Ils m’ont permis de faire appel à des personnes que je connais bien, comme Bruno Ravella, qui met en scène Guillaume Tell, ou Emmanuelle Bastet, pour Mitridate.
Quelles sont les limites de l’Opéra de Lausanne, en termes de répertoire ?
La principale limite est la taille de la fosse, qui ne peut contenir plus de cinquante musiciens. Je ne pourrai pas faire de Janacek, ni de Wagner, et pas davantage de Richard Strauss, à l’exception d’Ariadne auf Naxos, ou encore tous les Korngold, Schreker, Zemlinsky, que j’adorerais monter. Sauf à présenter des réductions… Mais quel serait l’intérêt de jouer Elektra en version réduite, ici, quand notre public peut écouter cet opéra à Genève, voire à Zurich ?
À cet égard, comment le David lausannois se place-t-il face au Goliath genevois ?
Je défends, de même qu’Alain Perroux, avec lequel j’ai travaillé à l’Opéra National du Rhin, et qui prendra la direction du Grand Théâtre, en juillet 2026, la complémentarité entre les deux maisons. Tout un répertoire, qui a sa place à Genève, ne l’a pas à Lausanne, et la réciproque est aussi vraie. Par exemple, cette maison est l’écrin idéal pour l’opérette, qui reviendra dès ma deuxième saison, contrairement au Grand Théâtre. Ce sont des données importantes à respecter. Nous nous tenons vraiment au courant de nos projets, pour éviter les doublons, et peut-être même ferons-nous des choses ensemble !
Le théâtre lyrique souffre-t-il, en Suisse romande, des mêmes maux qui se sont abattus, ces dernières années, sur les maisons d’opéra françaises ?
Je m’estime extrêmement chanceux quand je vois les moments que mes collègues sont en train de traverser, en France, avec tous les problèmes liés aux questions budgétaires. Nous ne sommes, certes, à l’abri de rien, mais pour l’instant, tout va bien, grâce au soutien indéfectible de la Ville de Lausanne et du Canton de Vaud, mais aussi de nos très nombreux partenaires et soutiens privés.
Quelle est la part du mécénat dans le budget de l’Opéra de Lausanne ?
Les soutiens privés correspondent à environ 15 % de notre budget de 17 millions de francs suisses, financé, à hauteur de 65 %, par les subventions publiques. Je suis donc très content de pouvoir compter sur la quasi-totalité des sponsors, partenaires et mécènes, dont l’apport a été développé par Éric Vigié, et qui restent fidèles à l’Opéra de Lausanne. De même que les abonnés, très attachés à cette maison, et que je compte bien garder !
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI