Grand Théâtre Massenet, 13 juin
Divertissante turquerie d’hier ou opéra géopolitique d’aujourd’hui ? Les deux, répond l’Opéra de Saint-Étienne, qui parvient à réduire le feu sous la marmite de moult productions récentes (celle, encore brûlante, du Festival d’Aix 2015 qui avait pris au pied de la lettre les terrifiantes menaces proférées par Osmin) avec une lumineuse réalisation de Die Entführung aus dem Serail confiée à Jean-Christophe Mast. Lumière, d’abord, à tous les étages du décor de Jérôme Bourdin, qui semble fait pour la laisser passer, ce dont ne se prive pas le jeu d’orgues particulièrement réactif de Michel Theuil : un palais de Selim élégant et léger, descendu des cintres au centre d’un hémicycle tendu de longs voiles.
Constituée de volumes modulables et empilables, la scénographie ne cesse de filer, façon moucharabieh sublimé, la métaphore de la cage (dorée à l’or fin par le jardinier Osmin), ce qui permet au metteur en scène de ne pas se défiler de son côté devant les questions abordées dans le livret de Gottlieb Stephanie, notamment celle toujours actuelle de la place des femmes. La calligraphie arabe qui serpente sur le rideau de scène fait de même : Istanbul 1925. Précisément là où, il y a tout juste un siècle, Atatürk décidait de laïciser son pays. En attendant de savoir comment, en 2125, Die Entführung aus dem Serail sera tenté de relire la Turquie de 2025, c’est pour l’heure en 1925 que vit le Selim de Jean-Christophe Mast qui, à l’avant-scène, se remémore le temps, pas si lointain non plus, où les femmes de son pays étaient voilées, et où une certaine Konstanze, une certaine Blondchen, héritières du siècle dit des « Lumières », avaient fait bouger ses propres certitudes quant à la parité.
Après cette ouverture (sur l’Ouverture) dédiée à la nostalgie, l’action de l’opéra proprement dit (quelques années plus tôt donc, comme on peut le lire, toujours en arabe) se déroule dans une très grande fidélité aux didascalies, via une belle science de la direction d’acteurs et une solide dose d’humour. Le temps file à toute allure à regarder s’agiter, dans ce qui ressemble à une volière, des personnages s’ébattant comme des oiseaux en cage.
Si l’on excepte le Selim de Denis Baronnet, scolaire autant que dépourvu de vrai magnétisme (ceux d’Aix ou de Glyndebourne impriment encore la rétine), la distribution marque les esprits. En premier lieu l’Osmin au regard d’aigle de Sulkhan Jaiani, dont le physique à des lieues des badernes de la tradition et l’ambitus facile s’imposent, même lorsque cette mâle superbe tremble devant les aigus terrassants de Marie-Eve Munger, dont l’abattage vocal adoube indiscutablement Blondchen en ambassadrice de la parité. Comme eux très fêté aux saluts, Kaëlig Boché saisit l’opportunité de briller avec un Pedrillo pas loin de mener le jeu avec son timbre gracieusement projeté et son alerte prestance scénique, même travesti a contrario du livret lorsqu’il s’agira d’endormir Osmin.
Les interprètes de Konstanze et Belmonte ne sont pas sans susciter quelques réserves, même si leurs trajectoires vocales sont inversées en terme de prestation : lui (Benoît-Joseph Meier), d’une délicatesse à la Wunderlich sur son premier air, plus en délicatesse ensuite ; elle (Ruth Iniesta), vocalisant des plus étrangement « Ach, ich liebte », mais s’épanouissant plus loin en un intense « Traurigkeit » et même un « Martern aller Arten » des plus assurés. Toutes et tous doivent se confronter à des dialogues en français, ce qui n’est pas sans teinter d’un exotisme involontaire l’accessibilité désirée.
La direction de Giuseppe Grazioli reste toutefois le grand motif de déception de la soirée : allante mais dès l’armada percussive de l’Ouverture (rendez-nous Harnoncourt !) dépourvue de vraie personnalité, de couleurs, elle n’intronise pas l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, par ailleurs tellement à l’aise dans le romantisme, en phalange mozartienne. La lecture scénique de Jean-Christophe Mast n’en conserve pas moins jusqu’au bout sa poésie (le signifiant envol de cages du finale), son Entführung pour Saint-Étienne, sans viser, comme à Monaco et Marseille (voir O. M. n° 183 p. 53 de juin 2022), le spectaculaire scénographique du grand écart de Dieter Kaegi (toute l’intrigue universaliste de Mozart prenait l’Orient-Express !), méritant de s’inscrire au palmarès des réussites dans l’histoire de l’œuvre comme dans celle du Grand Théâtre Massenet.
ÉTIENNE MARTIN