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Theodora prisonnière du Café Central à Vienne

07/11/2023
Jacquelyn Wagner (Theodora). © Monika und Karl Forster

MuseumsQuartier, Halle E, 28 octobre

Tout se passe comme si, pendant une bonne partie du premier acte, au moins, de cette nouvelle production de Theodora, présentée par le MusikTheater an der Wien à la Halle E du MuseumsQuartier, Stefan Herheim, par ailleurs le directeur de l’institution, avait pris la décision, purement arbitraire, de reproduire sur le plateau, avec un réalisme certes saisissant, le fameuse salle du Café Central – lieu de rencontre des plus brillants esprits viennois du début du siècle dernier, devenu, depuis ses rénovations successives, une attraction touristique. Indépendamment de toute considération narrative, nécessaire à la compréhension de l’intrigue et de son contexte – en l’occurrence le martyre de deux chrétiens, à Alexandrie, en 304, sous le règne de l’empereur Dioclétien.

D’un côté, le chœur – le toujours exceptionnel Arnold Schoenberg Chor, d’une puissance théâtrale égale à sa discipline musicale –, dont les  costumes illustrent la diversité de la clientèle des lieux. De l’autre, les solistes, comme autant d’employés, que les différences de leurs tenues répartissent selon la stricte hiérarchie du service – avec, à son sommet, un Valens pervers, directeur aux pulsions sexuelles intempestives, qui se croit drôle, sans doute, quand il met une main aux fesses des uns ou des autres.

Comme c’est, désormais, trop souvent le cas, il faut s’en remettre à la lecture de l’entretien accordé par le metteur en scène à son dramaturge, dans le programme de salle, pour tenter d’y voir clair. Stefan Herheim nous dit : « La représentation théâtrale doit porter sur des personnes de chair et de sang, auxquelles on peut s’identifier. Nous avons choisi un espace laïc, représentant le monde, et ayant, en même temps, un écho culturel, qui entre en résonance avec le désir d’un autre monde. »

Puis, il y est question « d’un café comme centre du monde », d’une « Babylone moderne comme image de notre propre monde spirituellement vidé » – mais aussi d’El angel exterminador (L’Ange exterminateur, 1962) de Luis Buñuel, qui fait une apparition in extremis, grâce à un effet de machinerie inattendu, transformant la « cathédrale bourgeoise » en « catacombes »…

Cette crise de la foi, et plus largement des valeurs, qui touche nos sociétés occidentales contemporaines, avec leurs engouements aussi soudains que fugaces – traduits par une très littérale envolée extatique, sur fond de vidéo d’oiseaux dans le ciel –, produit, indéniablement, de l’animation sur scène. Sans, toutefois, nous persuader de la validité d’une telle approche de l’oratorio peut-être le plus bouleversant de Haendel, ni atténuer l’impression que l’énergie et le talent dépensés dans une direction d’acteurs constamment affûtée, demeurent assez vains.

Souvent, dès lors, le regard s’attarde sur la fosse, où Bejun Mehta, après avoir fait ses premières  armes en concert, débutait comme chef lyrique. Et avec quelle maîtrise !

Son attention au moindre détail de la partition ne manque d’ailleurs pas de rappeler qu’il fut, une petite décennie durant, le contre-ténor fétiche d’un autre falsettiste passé à la direction, René Jacobs – dont l’influence métamorphosa ce diamant brut, à l’ampleur hors du commun dans un registre porté à l’intimité, plus qu’à l’héroïsme, en un interprète d’une sophistication inouïe.

De l’ensemble La Folia Barockorchester, dont la sonorité peut se faire aussi crépitante qu’enveloppante, Bejun Mehta tire des accents d’une magnifique variété. Et, surtout, il respire avec le plateau vocal, malheureusement bancal.

Assumant jusqu’au bout l’antipathie du personnage, le baryton-basse américain Evan Hughes est un Valens rugissant, et à la vocalise impérieuse, comme il se doit. Mais, en Septimius, le ténor pincé, parfois même nasal, de son compatriote David Portillo n’a ni la vélocité de « Dread the fruits of Christian folly », ni l’infinie souplesse de la ligne qu’appelle « Descend, kind pity ».

La sûreté technique de l’école américaine, dont furent issus les premiers contre-ténors un tant soit peu crédibles à l’opéra, n’est pas une condition suffisante pour donner chair à Didymus : Christopher Lowrey, en dépit d’une certaine lumière du timbre, laisse indifférent.

Julie Boulianne possède une voix longue, qui lui a, récemment, permis de s’illustrer dans Iphigénie en Tauride. Et c’est, bel et bien, dans le registre supérieur, peu sollicité par Irene – hormis quand l’ornementation des da capo lui permet de prendre de la hauteur –, qu’elle s’épanouit le plus. Manque alors, à la mezzo canadienne, moins une assise qu’une égalité, pour auréoler d’un halo mystique la beauté étale de ses « As with rosy steps the morn » et « Defend her, Heav’n ! ».

Passée à Richard Strauss – jusqu’à Salome –, sans perdre l’attache à ses origines mozartiennes, Jacquelyn Wagner mène, depuis près de deux décennies, une carrière modèle. Qui ne l’a conduite en terres haendéliennes qu’en 2020, pour une Alcina demeurée solitaire.

L’évidence de sa Theodora n’en est que plus fascinante – et prouve, s’il en était encore besoin, que cette écriture profite de formats aux antipodes d’une légèreté décorative. D’un rayonnement vocal – quelle longueur de souffle, quelle plénitude dans un aigu ductile et irisé ! – autant que musical, inespéré, la soprano américaine atteint, dès « Fond, flatt’ring world, adieu ! », une autre dimension. Avant que « With darkness deep » ne touche au sublime, entre les silences d’où s’élève l’aspiration de l’héroïne à la nuit éternelle.

MEHDI MAHDAVI

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