Opéras Monstres montéverdiens à Strasbourg
Opéras

Monstres montéverdiens à Strasbourg

07/04/2023
© Klara Beck

Opéra, 30 mars

L’été dernier, Ted Huffman avait créé la surprise, en signant, avec une production de L’incoronazione di Poppea pour ainsi dire réduite, dans l’écrin idéal du Théâtre du Jeu de Paume, à des visages et à des corps, le spectacle le plus abouti du Festival d’Aix-en-Provence. C’était donc mettre la barre très haut, pour tous les metteurs en scène appelés, dans un avenir plus ou moins proche, à se confronter au souvenir nécessairement vif d’un spectacle exemplaire à bien des égards.

L’angle d’attaque, le style d’Evgeny Titov, dont la troisième incursion dans le théâtre lyrique marque les débuts en France, diffèrent sensiblement. Non pas du « Regietheater » pur et dur – quoique l’esthétique, pour ceux qui méconnaissent ce particularisme germanique, auxquelles ont été assimilées, bien à tort, des approches nettement moins radicales, pourrait s’y apparenter –, mais plutôt ce que les Américains qualifient d’« Eurotrash ».

C’est être fidèle au livret de Busenello, mais aussi à la musique de Monteverdi et de ses collaborateurs – disciples et contemporains, dont la participation à la composition est désormais avérée –, que d’exposer l’érotisme de la relation entre Poppea et Nerone, jusqu’à la (quasi)-nudité de ce dernier, que l’androgynie de son interprète rend plus troublante encore.

Car si Amore veille, toujours flanqué de Fortuna et Virtù – divinités en apparence spectatrices, mais qui, de fait, tirent les ficelles, depuis les hauteurs de ce lupanar capitonné d’écarlate, à l’enseigne lumineuse de Poppea, où se joue, dérisoire, quoique cruel et sanglant, le théâtre des hommes –, ceux-là ne sont guidés, dans leurs ambitions et leurs turpitudes, que par le sexe et le désir.

Sous l’éclairage glauque de cette rue sordide – endroit ou envers du décor sur tournette de Gideon Davey –, où Seneca, tel Diogène, a élu (absence de) domicile, défile une galerie de personnages, dessinés avec une saisissante netteté par une direction d’acteurs d’une vérité d’autant plus crue qu’elle révèle leur monstruosité. Monstruosité des porte-flingues aux ordres d’un Lucano au crâne rasé à blanc, comme d’Ottavia qui, en virago alcoolique, n’évite certes pas le poncif, ou encore d’Ottone, traînant, telle une épave, sa frustration d’amant délaissé et prêt à tout pour atteindre l’objet – tarifé ? – de son obsession.

À l’exception de Poppea et Nerone, tous subiront le même sort – égorgés, suicidés, pendus, cadavres gisant sous les marches du pouvoir gravies par la nouvelle impératrice, dont la robe, maculée du sang des victimes de son ambition, est aussi une préfiguration de sa mort prochaine, d’un coup de pied dans le ventre de son époux, parce que, selon Suétone, « enceinte et malade, elle l’avait accablé de reproches, un soir qu’il revenait tardivement d’une course de chars ».

Les choix musicaux effectués par Raphaël Pichon dans les manuscrits de Venise et de Naples, souvent divergents, et postérieurs à la création de 1642, comme à la mort de Monteverdi, s’accordent à ce théâtre sans concession. Le chef et fondateur de l’ensemble Pygmalion n’a, en effet, pas hésité à resserrer, notamment en fusionnant certains personnages – Damigella et Drusilla, qui intervient d’ailleurs fort tard, ne font plus qu’un, tandis que Virtù, et non Mercurio, vient annoncer à Seneca sa mort prochaine –, et même en éliminant Nutrice, sans laquelle l’épouse répudiée du tyran se trouve encore plus isolée.

Le groupe instrumental étique qu’accueillaient les fosses vénitiennes est, en revanche, étoffé de vents – flûtes, basson et cornets –, pour varier une palette déjà rehaussée par la richesse chromatique du continuo, sans que le passage tout en souplesse du recitar cantando au cantar recitando ne fasse obstacle à l’acuité rythmique.

Formidable, à cet égard, l’Arnalta-mère maquerelle d’Emiliano Gonzalez Toro, aussi fascinant dans les suspensions de sa berceuse qu’incisif dans son ultime monologue. Lucano particulièrement inquiétant, Rupert Charlesworth ne lui cède en rien.

Depuis son Amore d’Aix-en-Provence, Julie Roset a gagné en rondeur, et forme, avec Rachel Redmond et Marielou Jacquard, un irrésistible trio liminaire. Issue de l’Opéra Studio de l’Opéra National du Rhin, Lauranne Oliva déploie, en Drusilla, beaucoup de charme, quand Carlo Vistoli rend justice, et avec quelle frémissante sensibilité au texte, à la tessiture problématique d’Ottone, qui exige un véritable alto.

C’est dans ce registre que semble à même de s’épanouir la belle étoffe sombre de Katarina Bradic, dont l’Ottavia se trouve, dès lors, cantonnée à une véhémence un peu monochrome. Et s’il ne craint pas de s’aventurer dans des profondeurs extrêmes, Nahuel Di Pierro prête moins de relief à Seneca que lors de sa prise de rôle, à Zurich, en juin 2018 (voir O. M. n° 142 p. 70 de septembre).

Malgré les progrès techniques faramineux des contre-ténors, ces dix dernières années, la tessiture de Nerone reste élevée pour la plupart d’entre eux. Certes, Kangmin Justin Kim l’affronte sans les tensions éprouvées par Jake Arditti, l’an dernier, à Aix-en-Provence, mais son falsetto n’en demeure pas moins assez peu séduisant, et affecté d’un vibrato importun. Pour Poppea, la pulpe suggestive et lumineuse de Giulia Semenzato relève, à l’inverse, de l’évidence.

MEHDI MAHDAVI


© Klara Beck

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