Opéras Nouvelle Aida à Londres
Opéras

Nouvelle Aida à Londres

05/10/2022
Tristram Kenton

Royal Opera House, Covent Garden, 30 septembre

Robert Carsen a fait le constat, comptable en vérité, que le mot « guerra » était chanté « pas moins de trente-neuf fois, rien que dans la première scène » d’Aida – en compétition avec « morte » et « patria », tout au long de l’opéra. Dès lors, le décor de cette nouvelle production, signé Miriam Buether, est planté, succession de vastes salles bétonnées, dans le siège, imperméable au monde extérieur, du pouvoir d’un État militaire, dont le drapeau, combinant de façon limpide les couleurs et symboles de ceux des États-Unis, de la Chine et de la Russie, affirme l’hégémonie.

Exit, donc, archéologie de pacotille, Égyptiens et Éthiopiens – ce qui résout habilement la question, désormais taboue,, du maquillage de l’héroïne et de ses compatriotes –, au profit d’une dramaturgie globalisée. C’est efficace, comme toujours avec le metteur en scène canadien, assurément dans l’air du temps, mais aussi, revers de la médaille, plutôt éculé – indépendamment, d’ailleurs, de l’œuvre ainsi traitée.

Puisque le grand prêtre Ramfis porte l’uniforme d’un haut gradé, mitraillettes et livres de prières sont brandis dans un même élan. Le triomphe de Radamès, apogée des représentations de plein air, car propice à tous les excès – jusqu’aux éléphants, à l’or et aux pierreries, qu’une Anna Netrebko appelait de ses vœux –, rend un hommage forcément austère aux morts tombés sur le champ de bataille, célébrés par un alignement de cercueils immaculés, avant que la chorégraphie de Rebecca Howell n’esthétise l’exercice du combat avec un entrain athlétique n’admettant aucun second degré dans sa démonstration de force.

Il faut attendre le troisième acte pour que la flamme du Soldat inconnu, qui tient plus ou moins lieu de Nil, réchauffe, par son clair-obscur fugacement poétique, cet univers glacé. Et pour que la direction d’acteurs, jusqu’alors ponctuée par des regroupements de chœurs à l’avant-scène – pour broyer les destinées individuelles ? – prenne enfin une certaine consistance, dans le duo entre Aida et Radamès surtout, où les amants font assaut de gestes témoignant de leur intimité avec un naturel inespéré.

Le tableau du jugement apparaît, par contraste, totalement dépourvu de relief. Et la « fatal pietra » se referme sur l’arsenal nucléaire de la belliqueuse nation, trahie par celui qu’elle avait désigné commandant suprême de ses armées, tandis que la fille du tyran, rivale malheureuse, et condamnée à vivre, de l’ennemie qui accompagne dans la mort l’objet indifférent de ses faveurs, invoque la paix. L’image se veut, évidemment, lourde de sens, à un moment de l’histoire de l’humanité, où l’ordre international hérité de la Seconde Guerre mondiale est sur le point d’exploser.

Tout l’art d’Antonio Pappano n’est pas de trop pour contraster avec tant de grisaille, même signifiante, et redonner ses couleurs au « melodramma » verdien. En symbiose avec des chœurs d’une discipline et d’une réactivité collectives saisissantes, l’orchestre du Royal Opera se surpasse, une fois de plus, sous la baguette de son directeur musical depuis vingt ans. Le travail constamment renouvelé de ce chef lyrique, aussi éminent que passionnant, sur l’accentuation, l’articulation, la dynamique jette sur la partition des éclairages souvent inouïs, et porte le drame à des sommets d’intensité… qui compensent l’expression parfois convenue de certains chanteurs.

Non que le plateau soit en deçà du plus haut niveau que le circuit international est, aujourd’hui, en mesure d’offrir dans cet ouvrage, mais le format vocal et des personnages exige bel et bien des géants. Jeune basse américaine, au phrasé et à la palette de violoncelle, Soloman Howard pourrait le devenir, qui révèle en Ramfis un superbe potentiel. Et Ludovic Tézier l’est déjà – et pas seulement selon les standards actuels –, bien qu’Amonasro soit trop bref, vraiment, pour goûter la suprématie du baryton français, dont l’éclat tranche dans le vif d’une matière sombre et dense.

Substituée à Anita Rachvelishvili dans la nouvelle production d’Il trovatore, à Zurich, en novembre dernier, Agnieszka Rehlis confirme qu’elle est une des mezzos avec lesquelles il faudra désormais compter dans ce répertoire. Amneris claire, à l’ambitus fièrement assumé, dont le relatif manque d’ampleur n’empêche pas l’impact, la chanteuse polonaise se double d’une actrice consommée.

L’Italien Francesco Meli et la Russe Elena Stikhina, en revanche, accusent l’un et l’autre un patent défaut de charisme. Lui, Radamès à l’ancienne, bras écartés, obsédé par le seul squillo, aux dépens de la morbidezza d’une voix de ténor qui, avant de se vouloir héroïque, sinon stentor, fut lyrique – évolution à laquelle le falstetto pur du si bémol conclusif de « Celeste Aida » ne changera rien.

Elle, Aida assez conforme au souvenir qu’elle nous avait laissé dans le rôle, à Genève, voici trois ans. Hormis en ces points stratégiques que sont ses deux airs, peu de consonnes – et pas davantage de voyelles –viennent troubler le flux d’une émission profuse, sans doute, mais trop diffuse pour que sa lumière juvénile fixe les contours d’une incarnation. Le costume, de la teinte des murs, et la dégaine, poussant maladroitement l’humilité forcée jusqu’à l’effacement, n’aident certes pas à croire que l’esclave est, en réalité, une princesse.

MEHDI MAHDAVI


© Tristram Kenton

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