Comptes rendus Électrisante création à Paris
Comptes rendus

Électrisante création à Paris

04/11/2021

Salle Favart, 2 novembre

En 2010, Jean Echenoz publiait Des éclairs, fiction biographique évoquant, sans la nommer, l’étrange personnalité de Nikola Tesla (1856-1943).

Rebaptisé Gregor, ce savant d’apparence quelque peu folle connut une gloire soudaine, à la fin du XIXe siècle, par la fulgurance prophétique de ses inventions, le courant alternatif en particulier, qu’il ne sut pas exploiter, et ses rêves humanistes délirants, comme la fourniture d’une électricité permanente et gratuite au monde entier. D’autres que lui, plus réalistes, notamment Thomas Edison (1847-1931), surent profiter de son génie à l’état brut et Tesla, après avoir vécu dans le luxe, mourut dans le dénuement, à New York, seulement préoccupé de la santé des pigeons qu’il recueillait. Son nom survit, aujourd’hui, dans une entreprise célèbre.

Pour cette création mondiale, commandée par l’Opéra-Comique, le compositeur français Philippe Hersant (né en 1948) aborde le domaine lyrique pour la troisième fois, après Le Château des Carpathes (Montpellier, 1992) et Le Moine noir (Leipzig, 2006). Après Jules Verne et Anton Tchekhov, il traite encore un texte littéraire de qualité, collaborant avec l’auteur, puisque Jean Echenoz a écrit, lui-même, le livret de l’opéra, intitulé Les Éclairs (et non plus Des éclairs). Cette transposition pose un problème quasiment insoluble, l’un des principaux mérites du roman étant le regard discrètement pince-sans-rire que le narrateur jette constamment sur les personnages du récit, lançant des clins d’œil complices au lecteur.

Ce petit jeu est, évidemment, difficile à réaliser en scène – et en musique. Jean Echenoz, qui n’avait pourtant jamais abordé le théâtre, a su s’adapter aux exigences du spectacle lyrique, quitte à modifier les données de son roman. Son texte en reprend l’essentiel, tout en lui imposant une efficace compression en quatre actes : les débuts difficiles de Gregor aux États-Unis ; sa rivalité avec Edison ; son exil dans le Colorado ; sa solitude et sa déchéance.

La distanciation caractéristique du roman, on la retrouve dans l’intitulé ambigu de l’opéra : « drame joyeux », en miroir au « dramma giocoso » du XVIIIe siècle. Mais, plus encore, dans la musique, avec quelques discrètes citations, dont un thème de la Symphonie du Nouveau Monde qui reparaît avec espièglerie, des éléments de jazz et, plus généralement, des références aux lieux communs de l’opéra (la scène de fête, le duo d’amour, l’air virtuose, le brillant finale du premier acte…).

Fondée sur des procédés classiques – la pulsation, les longues plages de stabilité harmonique, les fragments mélodiques aisément perceptibles et, surtout, la tonalité (bien que l’opéra entier soit construit à partir d’une série dodécaphonique) –, la musique de Philippe Hersant est d’une grande subtilité. Chaque scène possède sa couleur propre, et les instruments ne couvrent jamais les voix, qui restent compréhensibles. ll est vrai qu’Ariane Matiakh, à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, dirige avec une précision et un dynamisme sans défaut, assurant une cohésion absolue entre fosse et plateau.

La distribution est exceptionnelle : Jean-Christophe Lanièce, baryton aigu, incarne Gregor de manière délicate et touchante ; André Heyboer, baryton-basse, donne au terrible Edison la carrure d’un « méchant » d’opéra romantique ; la soprano Elsa Benoit affronte, en Betty, une écriture aérienne d’une étonnante virtuosité ; la mezzo Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, en Ethel, possède une intensité dramatique plus appuyée que dans le roman.

Philippe Hersant a confié le rôle de Norman à François Rougier, ténor plein d’élégance, et celui de Parker à Jérôme Boutillier, baryton corsé et vigoureux. Les comprimari sont choisis parmi les membres de l’Ensemble Aedes (dirigé par Mathieu Romano), qui chante admirablement les parties chorales.

Avec son équipe, Clément Hervieu-Léger, sociétaire de la Comédie-Française, sert parfaitement l’ouvrage. La direction d’acteurs reste simple et efficace, et ménage même des moments intenses, comme la scène de la chaise électrique ou le tableau final, qui voit Gregor s’élever au ciel sur une poutrelle de chantier. Les décors d’Aurélie Maestre, en noir et blanc, évoquent l’image de l’Amérique fixée par le cinéma et la photographie (gratte-ciel et structures métalliques industrielles).

Bref, une réussite totale, qui soulève au rideau final un torrent d’enthousiasme.

Autres représentations les 4, 6 et 8 novembre.

JACQUES BONNAURE

PHOTO © STEFAN BRION

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