Comptes rendus Tristan musicalement sublime à Munich
Comptes rendus

Tristan musicalement sublime à Munich

12/08/2021

Nationaltheater,

29 juin

On en rêvait, il l’a fait. Promis depuis toujours à Tristan, tant par ses caractéristiques vocales que dramatiques, Jonas Kaufmann a sagement attendu d’avoir la cinquantaine, et près de trente années de carrière derrière lui, pour s’y mesurer, dans ce Nationaltheater de Munich qui est devenu sa « maison ». La performance, car c’est bien de cela qu’il s’agit, est largement à la hauteur de nos attentes… et de celles de l’artiste lui-même, qui ne peut s’empêcher de sauter de joie aux saluts.

Certes, en cette soirée de première, le ténor allemand donne l’impression de s’économiser aux deux premiers actes, pour affronter dans les meilleures conditions possibles l’éprouvant marathon du III. Sauf qu’il n’est pas le premier à procéder de cette manière et qu’on ne saurait lui en vouloir, s’agissant d’une prise de rôle aussi emblématique et déterminante pour la suite de sa carrière.

Alors, oui, les retrouvailles avec Isolde, au II, manquent d’ardeur et de vaillance, la différence de volume vocal avec sa partenaire s’avérant même gênante. Mais on l’oublie dès que commence vraiment le duo d’amour, la séduction du timbre, la caresse du phrasé, l’intelligence du texte, la variété des nuances opérant de véritables miracles dans « O sink hernieder ».

L’enchantement se prolonge au III, conduit avec une endurance sans faille. La voix est décidément celle du rôle : placée assez bas, presque barytonnante, au médium sombre et dense, à l’aigu tour à tour éclatant et doux (irrésistible « O diese Sonne » !). Et l’acteur se glisse comme s’il s’agissait d’une seconde peau dans ce personnage vulnérable, angoissé, torturé, fébrile, jusqu’à un ultime « Isolde ! » qui tire les larmes.

Elle aussi très attendue pour ses débuts en Isolde, Anja Harteros accomplit un sans-faute. S’il fallait la comparer à l’une de ses devancières, c’est, sans doute, vers Margaret Price que l’on se tournerait, pour la sensualité du timbre, la substance plus lyrique que dramatique de la voix (aux antipodes des sonorités d’orgue de Kirsten Flagstad), et la lumière voluptueuse de l’aigu (rien à voir avec le tranchant métallique de Birgit Nilsson).

Sa consœur britannique n’avait pas souhaité prolonger à la scène l’expérience du studio d’enregistrement (avec Carlos Kleiber, pour Deutsche Grammophon). La soprano allemande, elle, relève crânement le défi, sans trahir le moindre effort, ni la moindre fatigue, avec ce qu’il faut d’éclat et de violence dans les « Imprécations » du I, puis d’extase irradiante dans la « Mort ».

Il lui reste maintenant à mieux définir les contours de son personnage, Isolde lui collant moins naturellement à la peau que Tristan à Jonas Kaufmann. À certains moments, c’est à son intense Tosca que l’on pense. À d’autres, à sa divine Maréchale. Gageons qu’Anja Harteros trouvera rapidement ses marques dans les années qui viennent, surtout si elle a la chance de travailler le rôle avec un autre metteur en scène.

Krzysztof Warlikowski, on le sait, peut encore se montrer à la hauteur de son génie, comme en témoigne son Elektra salzbourgeoise de 2020 (voir nos pages « DVD » dans ce numéro). À force d’enchaîner les productions sans prendre le temps de se ressourcer, il lui arrive aussi d’être en panne d’inspiration. C’est le cas dans ce Tristan d’ouverture du Festival d’été du Bayerische Staatsoper, le professionnalisme impeccable de la réalisation ne faisant jamais oublier le manque d’originalité et de vraie direction d’acteurs.

Rien de nouveau, ni de signifiant, dans le décor unique de Malgorzata Szczesniak : un élégant salon aux murs lambrissés, ornés de trophées de chasse, où des malades mentaux errent au premier acte. Brangäne fait office d’infirmière, allant chercher ses « philtres » dans l’une de ces vitrines chères à Warlikowski. Le sofa servira pour l’agonie de Tristan, les fauteuils de cuir noir pour le duo d’amour, avec des amants éloignés l’un de l’autre d’au moins un mètre cinquante.

C’est que tout se joue sur un grand écran, descendant à intervalles réguliers au centre du plateau. D’abord avec de jolies projections de mouettes volant au-dessus de la mer ou de fleurs immenses, puis, au II, d’un film tourné en amont des représentations. Assis sur un lit, elle dans l’attente, lui hésitant à passer à l’acte, Anja Harteros et Jonas Kaufmann finissent par s’y allonger, mains unies, avant de tenter de se suicider, en s’enfonçant une seringue dans le bras – geste interrompu par l’irruption de Kurwenal.

Le problème est que Tristan und Isolde est un opéra trop long et trop statique pour que des vidéos, aussi porteuses de sens soient-elles, compensent l’absence de direction d’acteurs. Peter Sellars l’avait bien compris, en 2005, à l’Opéra National de Paris, en accompagnant le film de Bill Viola d’un minutieux jeu de scène. Krzysztof Warlikowski se contente du service minimum, abandonnant à leur sort des chanteurs qui n’ont même pas le secours des costumes, parfaitement anonymes, pour se construire une identité.

Jonas Kaufmann, pour les raisons évoquées plus haut, est le seul à sortir vainqueur de l’épreuve. Anja Harteros souffre davantage, surtout à la fin de l’opéra, quand la mise en scène, concentrée sur l’écran, la réduit au rang d’instrument. Idem pour Mika Kares, Marke vocalement superbe, mais sans la fêlure intérieure d’un René Pape ou d’un Franz-Josef Selig, et pour Okka von der Damerau, Brangäne au chant maîtrisé et expressif.

Heureusement, il y a Kirill Petrenko en fosse, à la tête d’un somptueux Bayerisches Staatsorchester. Dès un Prélude déchaîné, torride même, le chef russo-autrichien empoigne l’assistance, palliant toutes les carences de la mise en scène par un extraordinaire sens du théâtre et de la progression dramatique. Soulevant des ouragans de passion, il sait également ménager d’ineffables moments de transparence et de tendresse, dans un constant respect des chanteurs. Assurément, Kirill Petrenko est pour beaucoup dans le triomphe de Jonas Kaufmann et Anja Harteros.

RICHARD MARTET

PHOTO © WILFRIED HÖSL

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