Entretien du mois Huw Montague Rendall
Entretien du mois

Huw Montague Rendall

05/09/2024
Pelléas à Santa Fe (2023). © Santa Fe Opera/Curtis Brown

À 30 ans, son ascension a tout de météorique. Fils de deux célèbres chanteurs, la mezzo-soprano Diana Montague et le ténor David Rendall, le baryton britannique vient de triompher au Festival d’Aix-en-Provence, en Pelléas, un rôle qu’il retrouvera dans une nouvelle production de Pelléas et Mélisande, à l’Opéra National de Paris, du 28 février au 27 mars prochain, face à Sabine Devieilhe. Auparavant, il aura sorti son premier album solo, Contemplation, sous étiquette Erato, le 6 septembre, puis abordé Billy Budd, pour ses débuts au Staatsoper de Vienne, le 26 octobre.

Vous êtes le fils de la mezzo-soprano Diana Montague et du ténor David Rendall. Comment leur carrière a-t-elle rythmé votre enfance ?

Avec mon frère et mes deux sœurs, nous avons beaucoup voyagé. En dehors de l’école, nous étions toujours fourrés dans les coulisses des maisons d’opéra et des salles de concert. C’est pour cette raison qu’aujourd’hui, quel que soit l’endroit où je suis engagé, je m’y sens comme chez moi ! Mes parents commençaient leur journée en chantant, puis ils partaient se produire sur scène… Pour moi, c’était la normalité. Nous avions de nombreuses photos d’eux dans leurs rôles, et cela me paraissait très sympa, même si je voyais tout le travail et les sacrifices qu’il y avait derrière.

Cela vous tentait-il ?

Pas du tout, je voulais devenir policier ! En revanche, je faisais de la guitare et de la batterie dans un groupe de rock, avec quelques amis, et nous jouions dans des mariages, pour nous faire un peu d’argent de poche. C’est avec eux que j’ai commencé à chanter… Un jour, mon père m’a dit : « Tu sais, tu pourrais avoir une vraie voix, si tu le voulais. » J’ai commencé à prendre des cours avec lui, puis avec William Petter et, ponctuellement, Philip Doghan, un ami de la famille. Ensuite, je suis entré au Royal College of Music, à Londres, où j’ai étudié avec Russell Smythe, qui est toujours mon professeur, aujourd’hui. Ce qui est amusant, c’est que tout cela s’est fait très naturellement. Et ce n’est que lorsque j’ai intégré l’Opernstudio de Zurich, quand j’ai réellement commencé à gagner ma vie avec le chant, que je me suis rendu compte que j’étais en train de suivre le même chemin que mes parents !

Pour Pelléas, j’utilise la partition que ma mère avait, quand elle chantait Mélisande. Huw Montague Rendall

Comment travaille-t-on le chant chez soi, quand deux parents artistes sont dans la maison et entendent tout ?

C’est une grande chance, parce que dès que je faisais quelque chose de travers, ils me le signalaient. Même si je n’étais pas en train de travailler, que je chantonnais juste pour moi sous la douche, ils venaient me voir après et me disaient : « Attention, ne fais pas cela, tu vas prendre de mauvaises habitudes ! » À un moment donné, j’ai fini par trouver cela un peu frustrant, et je les ai gentiment rembarrés d’un « Oh ça va, laissez-moi chanter ! » Mais je dois dire que je leur en suis très reconnaissant maintenant, parce qu’ils m’ont évité de faire des choses qui n’étaient pas saines pour ma voix. Et aujourd’hui encore, ils continuent d’être mes guides. Nous parlons très souvent de mes rôles, et si j’ai un doute sur la technique, je les appelle et je leur demande : « Comment gères-tu ceci ? Qu’est-ce que tu sens dans ton corps à ce moment-là ? » J’ai encore eu ce genre de conversation avec mon père, il y a quelques jours. Et avec ma mère, nous parlons beaucoup d’interprétation. Tous deux ont travaillé avec les plus grands chefs d’orchestre, metteurs en scène et chanteurs ; ils ont énormément de choses à me transmettre. Ce serait stupide de ne pas profiter de leur expérience !

Travaillez-vous parfois sur leurs partitions ?

Souvent, même ! En ce moment (1), pour mon Pelléas du Festival d’Aix-en-Provence, j’utilise la partition que ma mère avait, quand elle chantait Mélisande. C’est émouvant, car c’était avec ­l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, et c’est justement cette formation qui m’accompagne, à Aix. J’aime bien voir toutes leurs annotations ; j’y ajoute les miennes, et quand cela devient illisible, je m’achète ma propre partition !

D’autres chanteurs que vos parents ont-ils marqué votre jeunesse ?

Avec mon frère et mes sœurs, nous avons rencontré un nombre incroyable d’artistes, durant notre enfance, comme Placido Domingo ou Luciano Pavarotti. Je me souviens qu’en janvier 2016, ma mère avait interprété Madame Larina dans Eugène Onéguine, au Covent Garden de Londres, avec Dmitri Hvorostovsky dans le rôle-titre. Nous étions à la cantine pour déjeuner, et il est venu s’asseoir avec nous ! C’était un an avant sa mort ; j’étais très heureux de le rencontrer, de pouvoir lui parler… Je peux également citer Simon Keenlyside, qui a beaucoup chanté avec ma mère et qui est devenu comme un modèle pour moi, ou encore Hakan Hagegard, avec qui je me souviens d’avoir fait voler des maquettes d’avion dans un parc, à Madrid !


Malatesta dans Don Pasquale, à Glyndebourne (2022). © Robbie Jack/Glyndebourne Productions Ltd./ArenaPAL

Vous venez d’enregistrer votre premier album, Contemplation, sous étiquette Erato. Quel était votre projet pour ce disque ?

Je souhaitais qu’il soit représentatif de mon répertoire, et que l’ensemble ait un lien logique, car je ne voulais surtout pas créer un objet un peu « cliché», qui ressemble à une anthologie d’airs pour baryton. Les œuvres et les rôles que j’ai choisis m’ont accompagné une bonne partie de ma vie, que ce soit dans des moments de joie ou de tristesse. Ce sont des compositeurs qui me tiennent vraiment à cœur : Mozart, Mahler, Korngold, Ambroise Thomas, Gounod, Britten, Duparc…

Vous y chantez non seulement en anglais, votre langue maternelle, mais également en italien, allemand et français. Dans toutes ces langues, votre prononciation est irréprochable… Quel est votre secret ?

J’apprends à l’oreille. Quand j’étudie une nouvelle pièce dans une langue étrangère, je fais tout pour me faire parfaitement comprendre. C’est très important pour moi car, en tant que chanteur, je suis un conteur d’histoires. Donc, à quoi bon, si on ne comprend pas ce que je raconte ? Depuis tout petit, j’adore imiter les gens. C’est ce que je fais avec les langues : j’écoute et j’imite. Mais c’est un énorme travail : il me faut beaucoup de temps pour trouver la couleur de chaque voyelle. Quand j’ai appris le rôle de Pelléas, j’étais confiné avec ma copine ­canadienne, qui est francophone. Elle était obligée de rester dans la même pièce que moi, puisque nous habitions dans un studio, donc elle entendait tout, et ne m’a pas lâché sur la prononciation. Je lui en suis très reconnaissant !

Vous avez enregistré ce disque, avec l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie et Ben Glassberg. Quelles sont vos relations avec cet ensemble et ce chef ?

C’est avec l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie que j’ai eu la chance de chanter mon premier Pelléas – décidément, j’en reviens toujours à ce rôle ! –, puis mon premier Don Giovanni. L’enregistrement s’est merveilleusement bien passé : les musiciens étaient très bienveillants ; ils ont ­magnifiquement joué, et se sont montrés attentifs aux détails, réceptifs à ce que je proposais… Quant à Ben Glassberg, je le connais depuis douze ans. Nous avons monté ensemble notre tout premier opéra, Le nozze di Figaro, dans une église de Chiswick, à Londres. Il avait 18 ans, moi 19, et nous sommes devenus très amis. Au fil des années, nous avons eu, de plus en plus souvent, l’occasion de collaborer, donc je me sentais vraiment dans un environnement sûr, qui m’a permis de prendre des risques, aussi bien musicalement qu’émotionnellement parlant.

Dans ce disque, comme sur scène, vous chantez des airs et mélodies qui peuvent être interprétés par des types de barytons très différents. Comment gérez-vous cette question de la tessiture ?

Je dois avoir une voix qui ne rentre pas tout à fait dans une case ! Par exemple, les rôles de Pelléas et du Comte Almaviva (Le nozze di Figaro) n’ont pas du tout la même tessiture. En ce moment, je chante les deux en même temps, et cela nécessite des ajustements importants. Mais le secret, c’est de toujours rester en vérité avec sa voix, de ne pas essayer de la manipuler pour qu’elle sonne différemment, même si, bien sûr, elle s’adapte à chaque personnage. En fait, il faut, en permanence, se laisser guider par le texte et la ligne musicale.


Le Comte Almaviva dans Le nozze di Figaro, avec Adriana Gonzalez en Comtesse, à Nancy (2020). © Opéra National de Lorraine/C2Images

Vous entretenez une relation très fusionnelle avec Mozart…

Mozart m’accompagne depuis que j’ai commencé à chanter : le premier morceau que j’ai travaillé, c’est l’air de Papageno, « Der Vogelfänger bin ich ja », dans Die Zauberflöte. Je n’avais pas du tout la technique qu’il fallait, mais je me suis, immédiatement, senti en phase avec ce personnage : sa façon de voir le monde, d’envisager la vie… Pour moi, c’est un rôle que l’on peut chanter à tout âge. Je pense même qu’il devient de plus en plus intéressant, au fil des années, et je crois que je l’incarnerai jusqu’à ma mort ! De façon plus générale, j’ai beaucoup de chance avec le répertoire de Mozart, car il est parfaitement adapté à ma voix et à ma personnalité. Ainsi, je peux chanter à peu près tous les barytons de ses opéras. Certains ne viendront pas tout de suite : je pense, notamment, à Arbace dans Idomeneo, rôle écrit pour une voix à mi-chemin entre celle de ténor et de baryton. Je m’y attellerai quand je serai plus âgé et que j’aurai déjà bien fait le tour des autres – Don Alfonso (Cosi fan tutte), par exemple, auquel j’aimerais bien m’attaquer prochainement. Mais surtout, j’espère que Mozart m’accompagnera tout au long de ma carrière. Chez moi, on l’appelle « Docteur Mozart » : si j’ai chanté un rôle très large, j’aime prendre le temps, ensuite, de retrouver sa musique.

En avril dernier, vous avez fait vos débuts en Don Giovanni, à Rouen, en version de concert. Était-ce une étape importante de votre voyage mozartien ?

Oui, c’était un grand pas pour moi, même si je n’y ai pas trop pensé sur le moment : j’étais comme un cheval de course avec ses œillères, concentré sur la ligne d’arrivée. C’était un peu tôt, parce que Don Giovanni est l’un des emplois les plus mythiques du répertoire lyrique, mais c’est toujours une aventure d’incarner un tel personnage, quel que soit l’âge auquel on se lance. Ce qui est très intéressant, avec Don Giovanni, c’est qu’il est toujours en train de jouer un rôle : il ne se dévoile jamais.

Comment se glisse-t-on dans la peau d’un tel personnage, avec lequel on ne peut absolument pas s’identifier ?

C’est une question difficile… Comme je ne pouvais vraiment me rattacher à rien, j’ai laissé le rôle m’imprégner de façon très spontanée. Sans me demander d’où cela me venait, parce que je n’avais pas forcément envie de le savoir ! Et je ne m’y attendais pas, mais me métamorphoser en Don Giovanni, le temps d’une représentation, m’a procuré une sensation de puissance incroyable… Cela dit, à la fin de l’opéra, j’étais quand même soulagé de redevenir moi-même !

Autre rôle emblématique de votre répertoire, Pelléas vous accompagne depuis 2021. Comment vous identifiez-vous à ce personnage ? Et comment votre approche évolue-t-elle, au fil des productions ?

Mes débuts en Pelléas restent une expérience incroyable ! J’étais très stressé, et quand j’ai appris qu’il n’y aurait pas de public, mais que les représentations seraient retransmises, en direct, à la télévision française, j’étais terrifié ! C’était un vrai baptême du feu, surtout que nous étions loin les uns des autres, et loin également du chef et des musiciens. Mais j’ai, tout de suite, ressenti un lien très fort avec le rôle. Je me suis plongé dans ce personnage, en essayant de comprendre tous les sens cachés de ses propos et de construire ma propre histoire. Pelléas est un homme dépressif, que l’enfermement rend fou : on comprend que, s’il ne parvient pas à s’en aller, il se tuera. Et lorsqu’il part enfin, après avoir répété, pendant tout l’opéra, qu’il allait le faire, c’est lui qui se fait tuer… Je pense que si Pelléas ne mourait pas, à la fin de la représentation, j’aurais vraiment du mal à revenir dans la vraie vie. Sa mort me libère ! Et puis, plus je l’interprète, plus je me sens libre dans mon corps et dans ma voix, ce qui me permet de me concentrer davantage sur le texte. Aujourd’hui, je savoure véritablement ce voyage émotionnel, bien qu’il me coûte beaucoup.


Papageno dans Die Zauberflöte, à Strasbourg (2022). © Klara Beck

Vous avez chanté Pelléas dans plusieurs mises en scène différentes, en très peu de temps, et vous reprenez, en ce moment, à Aix-en-Provence, la production de Katie Mitchell, créée en juillet 2016. Vous nourrissez-vous, à chaque fois, de vos expériences précédentes ou essayez-vous d’arriver le plus vierge possible ?

Certains aspects du personnage sont maintenant ancrés en moi, même si je ne m’en rends pas vraiment compte. Mais sinon, j’essaie, bien sûr, de rester réceptif aux différentes visions que l’on peut avoir de Pelléas. Il y a une chose que j’apprécie beaucoup chez Katie Mitchell, avec laquelle j’avais déjà travaillé pour Ariadne auf Naxos, lorsque j’étais venu, pour la première fois, à Aix-en-Provence, en juillet 2018. C’est qu’elle a les idées très claires : elle peut justifier chaque petite chose qu’elle nous demande, et c’est très précieux pour nous, chanteurs. Dans cette production, l’histoire est racontée à travers la perspective de Mélisande : tout émerge de ses souvenirs ou d’un rêve, on ne sait pas. C’est très intense.

Vous enchaînerez, en février-mars prochain, avec une nouvelle production de Pelléas et Mélisande, signée Wajdi Mouawad, à l’Opéra National de Paris. Comment celle-ci s’annonce-t-elle ?

J’ai été très touché par ce que Wajdi Mouawad nous a dit : il a expliqué que lorsqu’il mettait en scène une pièce qu’il n’avait pas écrite, il avait besoin de passer par tout un processus d’appropriation du texte, jusqu’à ce qu’il ait l’impression d’en être, lui-même, l’auteur. C’est quelqu’un de très sensible ; je crois que l’Opéra Bastille va connaître un grand moment ! Et puis, je me réjouis de chanter face à la Mélisande de Sabine Devieilhe.

Le fait que votre mère interprétait ce rôle a-t-il de l’importance pour vous ?

Je ne l’ai jamais entendue en Mélisande, car elle a arrêté de l’incarner avant ma naissance. Mais j’ai de magnifiques photos d’elle, dans la production de Pierre Strosser, importée de l’Opéra de Lyon, au Festival d’Édimbourg, où on la voit face au Pelléas de François Le Roux, avec John Eliot Gardiner en fosse. Et nous parlons beaucoup de ce rôle très particulier, car Mélisande est très présente sur scène, mais chante assez peu. C’est comme si elle n’avait pas de substance, comme si c’était une créature céleste. C’est pour cela que le premier moment où Pelléas et Mélisande chantent, enfin, ensemble est toujours émouvant.


Le Prince de Mantoue dans Fantasio, à Garsington (2019). © Clive Barda/ArenaPAL

L’année dernière, vous avez abordé Hamlet dans l’opéra d’Ambroise Thomas, au Komische Oper de Berlin. Quel est votre rapport à ce personnage complexe ?

Ce rôle était très dangereux pour moi. Non pas vocalement ou physiquement, mais mentalement, émotionnellement. Je me sentais comme sur une ligne de crête, au bord du précipice. Hamlet est profondément humain, très réel pour moi, qui ai le même âge que lui. En 2023, quand je participais à cette production berlinoise, je vivais de grands changements, et j’arrivais très facilement à m’identifier au personnage. Surtout, je ne pense pas qu’il soit fou, je crois seulement que le deuil l’a abîmé. Et plonger ainsi au cœur de cet état, c’est très éprouvant, puisque c’est une expérience que nous faisons tous. Le plus difficile, ce n’était pas les représentations, mais les répétitions, les jours où nous travaillions les scènes les plus sombres. C’est comme cela qu’un soir, je suis rentré chez moi sans plus très bien savoir qui j’étais ! Ensuite, j’ai rêvé que mon père mourait, j’ai commencé à faire de la paralysie du sommeil… Cela m’était arrivé, déjà, avec Pelléas : j’avais rêvé que mon frère m’annonçait qu’il ne m’aimait plus. L’une de mes sœurs, qui est psychothérapeute, m’a conseillé de mettre en place un petit rituel, pour marquer une coupure entre la fiction et la réalité. Ce qui était compliqué avec Hamlet, c’est que c’est un rôle si lourd que je n’arrivais pas à avoir une vie sociale durant cette production ; ainsi, je restais tout le temps plongé dans l’esprit de l’œuvre. La prochaine fois, j’essaierai de mieux équilibrer les choses. Car, bien sûr, je suis prêt à le refaire ; c’est comme une drogue !

Quels rôles aimeriez-vous endosser dans les prochaines années ?

La première réponse qui me vient, c’est Eugène Onéguine ! Sinon, j’aimerais aller du côté des Verdi « légers », des Bellini et des Donizetti. Et puis, dans très, très longtemps, je m’approcherai, peut-être, de certains rôles wagnériens, comme Beckmesser (Die Meistersinger von Nürnberg) ou Wolfram (Tannhäuser )… Bien sûr, comme tous les barytons, je rêve d’incarner ces personnages légendaires de l’opéra italien, que sont Scarpia (Tosca), Rigoletto, ou encore Iago (Otello). Mais je pense que ma voix n’ira pas dans ce sens !

Propos recueillis par ROXANE BORDE

(1) L’entretien a été réalisé le 10 juillet 2024.

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