En 2012, le 50e anniversaire de la disparition de l’un des plus grands chanteurs français de l’histoire est passé quasiment inaperçu. Né en 1877, mort en 1962, Vanni Marcoux a pourtant été l’un des artistes les plus populaires de la première moitié du XXe siècle, en France comme en Grande- Bretagne et aux États-Unis, où il devint l’une des idoles du public de Boston et Chicago. Admiré de Massenet et Toscanini, rival de Chaliapine en Don Quichotte et Boris Godounov, il possédait une étendue vocale qui lui permit d’alterner sans problème, pendant plus de cinquante années de carrière, les emplois de baryton et de basse. Surtout, il put d’emblée compter sur un physique et des dons de comédien qui, dès l’ère du cinéma muet, lui valurent quelques retentissants succès à l’écran.
Giovanni Emilio Diogenio Marcoux est né à Turin, le 12 juin 1877, d’un père français et d’une mère italienne, descendante du fameux maréchal Jourdan, compagnon de Napoléon et vainqueur de la bataille de Fleurus, en 1794. La famille dispose d’une certaine aisance. Lorsque la France et Paris deviendront ses ports d’attache – de ses premiers succès internationaux jusqu’à sa disparition, il occupera un vaste appartement au 55, rue du Cherche-Midi –, l’artiste convertira en Jean-Émile Diogène Marcoux ses patronymes italiens, adoptant pour sa carrière le pseudonyme de Vanni Marcoux, avec ou sans tiret (1).
Sous l’impulsion de ses parents, le jeune homme étudie le droit et obtient sa licence. Sa vocation, pourtant, est ailleurs. Travaillant le chant au Conservatoire de Turin, il fait ses premiers pas sur scène à l’âge de 17 ans, en Sparafucile dans Rigoletto. Mais c’est à Paris qu’il choisit de se perfectionner, notamment auprès du baryton d’opéra-comique Fréderic Boyer, en son temps familier du Capitole de Toulouse. Les débuts officiels de Vanni Marcoux ont lieu en février 1900, au Théâtre Municipal de Bayonne, avec Frère Laurent (Roméo et Juliette de Gounod), Colline (La Bohème) et Sparafucile.
À Nice (Colline pour la création in loco de La Bohème, la même année, avec Julia Guiraudon et Edmond Clément pour partenaires), Aix-les-Bains (le rôle du Bricoleur dans Louise, auprès de la jeune Mary Garden, Léon Beyle et Lucien Fugère), Calais, Liège, et surtout La Haye (Méphisto dans Faust, en mars 1903, Scarpia dans la première in loco de Tosca, en février 1905), il étoffe rapidement son répertoire : Brogni dans La Juive, Hagen dans Sigurd, Don Pedro dans L’Africaine, Marcel des Huguenots, Balthazar de La Favorite, le Vieillard hébreu dans Samson et Dalila, Phanuel dans Hérodiade… Il se fait remarquer, par ailleurs, lors d’un concert donné à Turin, le 31 mai 1902, auprès du ténor Francesco Tamagno, créateur d’Otello, et du baryton Antonio Magini-Coletti.
LONDRES COMME TREMPLIN
Le tournant décisif intervient avec son premier engagement au Covent Garden de Londres, en 1905 : Basilio d’Il barbiere di Siviglia, auprès du Figaro de Victor Maurel ; Sparafucile, avec Selma Kurz, Enrico Caruso et Enrico Sammarco ; le Commandeur dans Don Giovanni, avec Caruso toujours, Antonio Scotti, Emmy Destinn, Pauline Donalda et Marcel Journet. Le 28 juin, Vanni Marcoux remporte un vif succès personnel dans le rôle d’Uin-Scî, lors de la création mondiale de L’oracolo, opéra de Franco Leoni situé dans le quartier chinois de San Francisco, d’après la tragédie de C. B. Fernald, The Cat and the Cherub. À ses côtés, outre Scotti et Donalda, Charles Dalmorès. Sa carrière manque s’interrompre en cette année 1905 : grièvement blessé pendant le duel entre le Commandeur et Don Giovanni, il s’en remet, mais des incidents de ce type continueront à émailler son parcours, favorisés par sa formidable implication scénique.
Jusqu’en 1912, Vanni Marcoux sera invité chaque saison à se produire au Covent Garden, dans une multitude d’ouvrages et des emplois parfois secondaires : Armide de Gluck avec Lucienne Bréval, Faust et La Bohème avec Nellie Melba, Aida avec Caruso, Destinn, Journet et, luxe suprême, Mattia Battistini en Amonasro, Fedora avec Lina Cavalieri, Andrea Chénier avec encore Caruso et Destinn, Les Pêcheurs de perles avec Luisa Tetrazzini, Rigoletto avec la même Tetrazzini et John McCormack, Les Huguenots (cette fois en Saint-Bris) avec Giovanni Zenatello… Deux importantes premières in loco méritent également d’être mentionnées : Pelléas et Mélisande (Arkel), en mai 1909 et La fanciulla del West, en mai 1911.
Après 1912, Vanni Marcoux n’aura plus l’occasion de se produire au Covent Garden jusqu’en 1937, quand il reprendra Pelléas, cette fois en Golaud, dans le cadre de la saison lyrique internationale fêtant le couronnement du roi George VI.
UN DÉTOUR PAR BRUXELLES
Vanni Marcoux est engagé à la Monnaie de Bruxelles pour la saison 1907-1908. Il y assure soixante-cinq représentations, s’illustrant notamment dans le rôle-titre de Mefistofele, Scarpia, Hunding (Die Walküre), Fafner (Siegfried) et le Grand Prêtre dans Samson et Dalila, auprès de Claire Croiza. Un critique musical belge évoque ainsi son Mefistofele : «M. Marcoux a tracé une majestueuse et fière silhouette de Mefistofele. La ligne est extraordinaire d’allure hautaine, la voix est parfois un peu cassante, mais quelle expression diabolique, comme elle sait être sarcastique et sardonique. Et quels frissons répandent ses sinistres ricanements. Campé dans son ample manteau rouge sang au premier acte, l’ange du mal apparaît ici dans toute sa fantastique beauté. Cou, œil, bec, ailes, on dirait parfois un vautour. Il donne l’impression d’un de ces guerriers terrifiants de férocité des vieilles estampes japonaises. »
QUARANTE ANS AU PALAIS GARNIER
Vanni Marcoux débute à l’Opéra de Paris, le 23 septembre 1908, dans Faust, auprès de Mary Garden et sous la direction d’Alfred Bachelet. En janvier 1909, il crée le personnage de Guido Colonna dans l’opéra d’Henri Février, Monna Vanna, auprès de Lucienne Bréval, Lucien Muratore et Francisque Delmas. Il demeurera très attaché à cet ouvrage tout au long de sa carrière, l’interprétant encore lors de la reprise de 1937 au Palais Garnier, avec Marisa Ferrer et José de Trévi. Le 25 février 1910, il incarne le Vieillard hébreu à la Scala de Milan, lors d’une représentation extraordinaire de Samson et Dalila, donnée par les forces de l’Opéra au profit des sinistrés de la grande inondation ayant ravagé Paris, le mois précédent. À ses côtés, Paul Franz et Ketty Lapeyrette.
Malgré ses nombreux déplacements à l’étranger et en région, Vanni Marcoux continue à se produire presque chaque saison au Palais Garnier, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En 1924, il ajoute ainsi Méphisto de La Damnation de Faust à son répertoire, avec Ninon Vallin et Paul Franz pour partenaires. Il assure également plusieurs créations, mondiales (L’Arlequin de Max d’Ollone en 1924) ou in loco (I gioielli della Madonna d’Ermanno Wolf-Ferrari en 1913, L’Aiglon d’Arthur Honegger et Jacques Ibert en 1937).
Boris Godounov occupe une place particulière dans ce parcours. Le 8 mars 1922, quelques semaines avant de le chanter (en italien) à la Scala, sous la baguette d’Arturo Toscanini, Vanni Marcoux livre une incarnation d’anthologie du rôle-titre au Palais Garnier, en français cette fois, auprès de Germaine Lubin et John Sullivan, sous la direction de Serge Koussevitzky. Le 21 novembre 1946, il interprète la « Mort de Boris » dans le cadre d’une soirée de bienfaisance, pour ce qui sera sa dernière apparition dans la maison comme chanteur. Et, en 1949, c’est à lui que l’Opéra confie une nouvelle mise en scène de l’ouvrage, dans des décors d’Yves Bonnat.