Moins connue que Bucarest, la capitale, la deuxième ville de Roumanie, dans le nord-ouest du pays, a une particularité qui dérive de son histoire. Elle possède, en effet, deux théâtres lyriques : l’Opéra National Roumain et l’Opéra Hongrois. Alfred Caron s’est rendu sur place pour voir ce qui les distingue.
Deuxième ville de Roumanie par sa population, Cluj-Napoca (Kolozsvar en hongrois), fondée en 1213, est connue pour ses multiples universités qui accueillent de nombreux étudiants étrangers, notamment français, son chœur philharmonique de haut niveau, que l’on peut rencontrer un peu partout en Europe, et son passé « hongrois ». C’est là, en effet, qu’est né, en 1443, l’un des plus grands rois de Hongrie, Mathias Corvin, dont la statue équestre domine encore la place de l’Union, derrière l’église Saint-Michel. La ville fut, à l’époque des Habsbourg, la capitale de la principauté de Transylvanie, alors province hongroise, et ne fut rattachée à la Roumanie qu’après la Première Guerre mondiale.
De son passé complexe et riche en influences culturelles, Cluj-Napoca garde un intéressant patrimoine architectural, avec des bâtiments de styles variés, mais ce sont surtout les constructions des années 1890-1910, influencées par l’« Art nouveau » et la « Sécession viennoise », qui sont les plus remarquables. La ville compte encore la plus importante population hongroise du pays, d’où un bilinguisme parfaitement intégré. Ce qui explique, aussi, qu’elle possède deux institutions lyriques, quelque peu concurrentes : l’Opéra National Roumain (Opera Nationala Romana, 928 places) et l’Opéra Hongrois (Kolozsvari Allami Magyar Opera, 862 places).
deux langues, deux opéras
Tous deux sont des théâtres de répertoire, qui fonctionnent selon le système de la troupe, avec des artistes salariés polyvalents – la particularité de l’Opéra Hongrois, créé en 1948, dans un bâtiment datant de 1909-1910, reconstruit en 1959-1961, restant d’avoir une partie de ses spectacles joués en langue hongroise : opérettes, notamment de Franz Lehar et d’Emmerich Kalman, comédies musicales contemporaines et pièces du grand répertoire, données souvent en traduction, comme c’était le cas à l’Opéra-Comique, à Paris, jusque dans les années 1950 ou, actuellement encore, au Volksoper de Vienne. Toutefois, le théâtre fait désormais de nombreuses exceptions et, au moment de notre séjour (10-11 novembre 2022), donnait Il barbiere di Siviglia en italien, en plus d’une comédie musicale du compositeur Janos Szemenyei, inspirée du roman de Jules Verne, Mathias Sandorf (1885), redevenu à la manière hongroise Sandor Matyas.
Bien que la dimension « historique » de l’argument (la lutte pour l’indépendance de la Hongrie) se dilue un peu dans une histoire d’amour contrariée à la Roméo et Juliette, elle explique, autant que la qualité musicale de cette création, le grand succès d’un spectacle « populaire », nettement inspiré du « musical » américain. Précisons que l’Opéra Hongrois ne planifie pas de saison sur l’année, mais décide de sa programmation d’un mois sur l’autre. Ainsi, avec Il barbiere di Siviglia, il s’agissait d’un spectacle créé en mai 2022 et repris pour une seule représentation (suivie d’une seconde en tournée), tandis que la comédie musicale était prévue pour autant de représentations que nécessaire pour répondre à la demande du public.
L’Opéra National Roumain, créé bien plus tôt, en 1919, dans un bâtiment datant de 1906, alterne quatre ou cinq productions par mois, à raison de deux représentations par semaine. Son répertoire est, bien sûr, basé sur les grands titres de l’histoire de l’opéra, essentiellement du XIXe siècle. En novembre, après Rigoletto, devaient suivre Un ballo in maschera, Il trovatore, Eugène Onéguine, ainsi que le Don Quichotte de Ludwig Minkus, car la maison dispose aussi d’un corps de ballet. La grande différence entre les deux institutions est que l’Opéra Hongrois, pour le « grand répertoire », propose des productions plus contemporaines dans leur conception et se risque parfois dans des excursus originaux. En 2013, nous avions ainsi pu y découvrir un Comte Ory, en français, très réussi. Quant à la programmation de la saison en cours, elle comprend ce qui semble bien être la première absolue, en Roumanie, de Pelléas et Mélisande (en langue originale, évidemment).
Recherche et tradition
Si, à l’Opéra Hongrois, la recherche théâtrale a sa place, à l’Opéra National Roumain, le temps semble s’être un peu arrêté avec des productions « littérales » qui, à coup sûr, déconcerteraient même les plus traditionalistes parmi les mélomanes qui protestent contre les libertés prises par les metteurs en scène. Ainsi avons-nous pu assister à un Rigoletto avec des décors « réalistes », obligeant à un baisser de rideau entre les deux tableaux du premier acte, et mêlant des costumes de style Renaissance avec un jeu d’acteurs résolument installé à l’avant-scène. Il faut admettre que l’intelligibilité de l’action pour un public néophyte y gagne, mais certainement l’art lyrique, dans une telle vision, ne peut apparaître que comme une sorte de musée vivant, ce qui, évidemment, n’hypothèque en rien la qualité musicale des productions.
Sans doute, la coexistence d’approches si différentes entre les deux institutions est-elle le reflet de leurs histoires respectives. Mais Cluj-Napoca, qui se situe à la croisée entre deux cultures, est assurément en route vers une certaine modernisation, comme en témoignent les multiples chantiers d’embellissement et de mise en valeur du patrimoine qui animent les rues de cette ville qui, neuf ans après une première visite, nous a semblé en pleine mutation.
ALFRED CARON