Portrait Jakub Józef Orliński, le prince de la Toile
Portrait

Jakub Józef Orliński, le prince de la Toile

23/12/2022
Jakub Jozef Orlinski, en couverture de Lyrik 3
© Julien Benhamou

Pour être un artiste reconnu en 2022, le travail ne suffit pas, il faut aussi savoir se montrer, entreprendre, soigner son image et publier au bon moment sur les réseaux sociaux. L’influence, ça se cultive, et ce n’est pas le contre-ténor polonais qui nous dira le contraire !

Jakub Józef Orliński : un nom, un visage et une voix qui engendrent beaucoup d’émojis (surtout avec des cœurs dans les yeux) sur Instagram, en particulier depuis sa vidéo de « Vedrò con mio diletto » de Vivaldi, à Aix-en-Provence, en juillet 2017, qui cumule plus de 10 millions de vues sur YouTube. Un short, des sneakers usées et une chemise avec trois boutons ouverts auront suffi à donner chaud à la planète Internet, stupéfaite de découvrir que les chanteurs lyriques pouvaient être beaux et pratiquer la breakdance. Qui se cache derrière le phénomène habitué aux battages médiatiques filés, commençant ainsi à faire de l’ombre – sur un autre registre – aux outrances d’Anna Netrebko ?


© Julien Benhamou

Des débuts sans repères

La voix de contre-ténor n’était pas à la base une vocation, mais plutôt un heureux hasard. « À l’adolescence, on a créé un ensemble vocal masculin avec les directeurs de la chorale amateur dans laquelle je chantais, pour interpréter le répertoire médiéval pour basse, baryton-basse et ténor. Très rapidement, on a décidé d’aller vers les œuvres de la Renaissance, qui demandent des voix aiguës. C’est par tirage au sort que je suis devenu contre-ténor. » La rencontre s’est soldée par un coup de foudre : « J’adorais chanter en baryton, mais j’ai senti en contre-ténor une connexion avec mon âme. Je pouvais enfin vraiment m’exprimer avec “ma” voix. » À l’exception de stars internationales, telles que David Daniels, Andreas Scholl et Philippe Jaroussky, Jakub Józef Orliński avait peu de modèles. « Quand j’ai commencé, les contre-ténors, en Pologne ou dans les concours internationaux, se comptaient sur les doigts d’une main », sauf lors d’un concours international à Rome, en 2012, qui l’a pour la première fois mis sur le chemin d’une vingtaine d’homologues. « C’était incroyable d’entendre un son si différent pour chacun d’entre eux. » À ses débuts, il avait pour habitude d’« écouter les voix » qu’il admirait pour en « prendre les petites choses », comme chez son idole Philippe Jaroussky – « quand je l’ai rencontré, j’étais hystérique! » –, voire chez la contralto colorature polonaise Ewa Podleś, dont il loue « la profondeur et la rondeur de son ».


© Julien Benhamou

La fabrique des idoles

Il aura donc fallu une bande de potes, un chapeau magique et l’appartenance à une fanbase pour « faire » Jakub Józef Orliński. Cependant, « ado dans un milieu social où les gens faisaient du skate et écoutaient du rap », il ne s’étendait pas trop sur ses activités musicales. « Je ne disais pas à mes amis à l’école que j’avais des concerts avec ma chorale à l’église du coin, certains trouvaient ça nul. Mais je ne cachais pas cette passion non plus. » Il ajoute, d’une litote: « C’est juste que je n’en faisais pas très bien la promotion. » Avec le recul, cette « école des compétences sociales » incarnée par son ancienne chorale lui permet désormais de se sentir à l’aise dans le métier. « Pendant ces douze ans, j’ai développé la passion de faire de la musique et de la partager. » Comment susciter des vocations pour la tessiture de contre-ténor? « Mon chef de chœur faisait passer des auditions dans les écoles. C’est un moyen de donner un déclic aux jeunes. » Il poursuit sur la transmission: « Ces dix dernières années, il y a eu un regain d’intérêt pour la musique baroque. Les grands contre-ténors médiatisés ont ouvert des portes aux générations suivantes. David Daniels a cassé le stéréotype du contre-ténor fragile à la petite voix. Avec YouTube, Facebook, Instagram, Twitter et TikTok, des jeunes qui chantent en baryton ou ténor peuvent maintenant se dire qu’ils veulent devenir contre-ténors. »

Soigner son positionnement

Le trentenaire polonais, qui s’est amélioré en branding depuis ses années collège, s’est trouvé un créneau avec les réseaux sociaux. « Ça aide beaucoup, mais ce n’est pas indispensable. C’est juste naturel pour moi de montrer ma vie professionnelle, la vie d’un chanteur. Jusqu’à récemment, beaucoup de gens connus – parfois sans qu’on sache pourquoi – y faisaient de la pub, mais j’ai l’impression que les marques veulent revenir à plus de sens avec leurs produits. Nous aussi, artistes, on veut partager ce qui a de la valeur pour nous. » Sa pratique de la breakdance l’a amené à collaborer « avec de très grandes entreprises intéressées par un contenu authentique ». Quand on lui demande si la multiplicité de ses audiences a fait de lui une marque à part entière, il tempère: « Aujourd’hui, tout peut être une marque. Avec tout ce que je fais, je commence effectivement à en devenir une, mais personne ne me met la pression ni n’influence mes choix. Je ne fais que mon travail et j’ai beaucoup d’idées. Maintenant, c’est cool de voir comment cette marque grandit. » Avec ses albums, sur lesquels il pose en jeune éphèbe lascif, il veut « partager [sa] patte artistique, ouvrir les portes de l’imagination et du merveilleux, réveiller des émotions ». Sur scène, le but est de « créer une synergie avec les spectateurs au même endroit. Les artistes ressentent à chaque fois cette énergie, toujours différente ».


© Julien Benhamou

Une intégration verticale

Il n’apprécie pas trop qu’on lui reproche d’être sur tous les fronts. « Au début, des gens jaloux m’ont dit que je commençais à devenir un produit. Ce n’est pas vrai ! Depuis que je suis tout petit, j’aime tester et faire plein de choses. Je ne veux pas être enfermé dans le baroque, je veux pouvoir varier les répertoires. La breakdance, je n’en fais pas juste parce que ça “vend” bien. J’ai fait des compétitions, j’ai mon crew, c’est comme une seconde famille. » Sa priorité? « La qualité, en premier lieu. J’ai dû créer mon chemin, ça n’a pas été facile tous les jours. J’étais très mauvais au début, je perdais tous les concours. Pour l’enregistrement du Stabat Mater de Vivaldi, j’ai attendu dix ans pour atteindre la voix et l’interprétation que je voulais. Et pour aller plus loin, j’en ai fait un petit film. » Ensuite, pour « nourrir le public », il élargit sa gamme : « Je veux concrétiser toutes mes idées. Je travaille avec Yannis François, qui construit mes programmes de disques à partir de concepts que j’ai en tête. Ensuite, j’imagine un titre, un univers visuel, des photographes, des graphistes, des vidéastes. J’ai un bon réseau, admet-il. Les gens croient qu’à cette étape de ma carrière, je suis bien entouré et que tout se fait tout seul. Mais non, il faut faire les choses soi-même. Dès que j’arrive chez moi, j’écris des mails pour contacter des gens ou trouver de l’argent pour les projets. »

Mission et valeurs

La direction artistique lui permet de ne pas être seulement un transmetteur vocal. « La musique se suffit à elle-même, mais j’ai envie d’aller plus loin. Elle transporte, fait ressurgir des souvenirs. C’est la porte de la mémoire, de profondes et soudaines émotions qu’on ne peut pas vivre au quotidien. » Il présente ses tournées sous le prisme de la camaraderie : « On n’y fait pas que jouer et gagner de l’argent. Les artistes qui disent se sentir seuls en tournée ont peut-être besoin d’un bouclier ou ne veulent pas s’éterniser avec l’orchestre. Ce n‘est pas mon cas. Tout le monde est là pour un travail collectif. Je suis un animal social, j’ai besoin d’être avec les gens. » Sur scène, il prétend être lui-même, envers et contre tous. « Chanter est très intime, on se projette dans le personnage en fonction de ses expériences, ce n’est pas un masque. Dans les reprises de productions déjà créées, l’esquisse est là, c’est à moi de faire vivre le voyage. L’émotion doit être à fleur de peau pour que le public la ressente et la traverse avec moi. » Les altercations avec les hauts et les bas de la vie privée requièrent un apprentissage : « Quand ma grand-mère est décédée, c’était la première fois que je pensais annuler un concert. En chantant pour elle, j’ai vécu l’une des expériences les plus cathartiques de ma vie. Parfois, à trop chercher la profondeur, on remonte difficilement à la surface, ça peut devenir dangereux. »


© Julien Benhamou

He wants to break free

Dans la breakdance, sujette à démonstrations éclair sur les plateaux télé, le fun cohabite avec l’esprit sain dans un corps sain. « En plus de mes exercices de respiration, ces mouvements me détendent et me donnent confiance avant d’aller sur scène. Je vous rassure, je ne fais pas de head spin [mouvement dans lequel le danseur tourne en équilibre sur sa tête, ndlr] avant les représentations ! » Jakub Józef Orliński revient à l’essence de la discipline, fille de la foisonnante culture hip hop : « On organise des cyphers, des cercles de gens dans lesquels on fait des battles. Il faut prendre possession de l’espace, montrer sa personnalité et son caractère. C’est ça qui m’a permis d’affronter beaucoup d’auditions. » Heureusement, les univers s’interpénètrent et élargissent les cibles potentielles. « J’adore faire venir les gens de ma communauté hip hop à l’opéra. Particulièrement depuis la production très street des Indes galantes par Clément Cogitore à l’Opéra national de Paris. Il y avait du krump, du locking, c’était incroyable. » Les personnages publics ont tous leur signe de ralliement, et le contre-ténor est adepte du slav squat, mouvement d’accroupissement propre à l’imagerie des pays de l’Est. « C’est une private joke que j’ai développée avec mes amis au fil des années. » Challenge accepté au Théâtre des Champs-Élysées, au Metropolitan Opera ou au Royal Opera House. « Ça m’amuse beaucoup. Il y a une technique particulière, j’ai même publié un tuto sur Instagram ! »

Nul doute que le capital sympathie et l’e-réputation de Jakub Józef Orliński sauront tirer leur épingle du jeu ces prochaines années dans l’univers impitoyable de la course aux clics.

THIBAULT VICQ

Un article à retrouver dans LYRIK n°3.

À voir, et à écouter dans :

Serse de Georg Friedrich Haendel, à l’Opéra de Rouen, du 10 au 14 mars.
Récital « Heroe ! », avec Il Giardino d’Amore, au Teatro de la Maestranza de Séville, le 1er avril, puis à l’Opéra Royal de Versailles, le 3 avril.
Tolomeo de Georg Friedrich Haendel, au Teatro Real de Madrid, le 23 avril, puis au Théâtre des Champs-Élysées, le 3 mai.
Semele de Georg Friedrich Haendel, au Bayerische Staatsoper de Munich, du 15 au 25 juillet.

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