Interview Calixto Bieito, mettre en scène Luis Buñuel à ...
Interview

Calixto Bieito, mettre en scène Luis Buñuel à l’Opéra de Paris

31/01/2024
Calixto Bieito. © Monika Rittershaus

Créé au Festival de Salzbourg, en 2016, The Exterminating Angel marquera, le 29 février prochain, l’entrée de Thomas Adès (né en 1971) au répertoire lyrique de l’Opéra National de Paris, sous la direction du compositeur britannique, et dans une nouvelle production, confiée à Calixto Bieito. Avant que le trublion espagnol ne reprenne sa mise en scène de Simon Boccanegra, à partir du 12 mars.

Quelle est votre histoire avec Luis Buñuel ?

Il fait partie des trois artistes ­espagnols qui m’ont le plus inspiré, avec le peintre Francisco de Goya et l’écrivain Ramon Maria del Valle-Inclan. Je ne suis pas « conscient » de la façon dont je travaille. Brian McMaster, ancien directeur du Festival d’Édimbourg, a d’ailleurs dit que je travaillais à partir du subconscient, une méthode finalement assez proche de celle de Buñuel. Je connais aussi sa filmographie depuis mes 14 ans. Quand j’étais au lycée, l’époque était très ouverte, à Barcelone, et un de mes professeurs nous en parlait beaucoup. Nous nous réunissions avec lui, après les cours, autour de « patatas a la riojana », pour poursuivre les discussions. Cela m’a forcément marqué. Depuis, j’ai revu El angel exterminador plus d’une trentaine de fois, et l’enfermement du film m’a, par exemple, aidé à construire mes mises en scène de Die Fledermaus, au Welsh National Opera – un four, mais l’un des spectacles dont je suis le plus satisfait –, et de Guerre et Paix, au Grand Théâtre de Genève.

Comment mettre en scène l’opéra The Exterminating Angel, alors que Buñuel affirmait, lui-même, que son matériau cinématographique n’avait pas d’explication ?

Bien que le livret de Tom Cairns reproduise très fidèlement le scénario du film, je dois m’éloigner pas mal de Buñuel. Je ne veux pas, non plus, faire l’interprétation de l’interprétation. Nous avons créé un décor de grande pièce ou de salle de musée, mais je ne sais pas encore à quoi va ressembler le voyage final. En même temps, je ne veux pas trop rationaliser le processus, car la mémoire, au sens large, est capable d’orienter le travail. Il m’arrive, en effet, de me demander si les parents créent des souvenirs de toutes pièces à leurs enfants, ou à qui – à autrui, ou à soi ? – appartient vraiment le souvenir d’une explication, reçue de la part d’une autre personne. Les non-souvenirs, les souvenirs certains, les fantasmes incertains forment, ainsi, une base pour construire quelque chose de nouveau. C’est ce vers quoi je tends, pour la mise en scène de The Exterminating Angel.

Vers quelle définition de l’« Ange exterminateur » avez-vous décidé de pencher ?

Aucune, c’est juste l’Ange exterminateur ! On peut lire, sous de nombreux prismes, notamment religieux et sexuels, cette histoire toute simple de personnages qui n’osent ou ne peuvent pas sortir d’une pièce. Je ne sais pas ce qu’est ou qui est cet ange, et j’espère toujours ne pas le savoir, à la fin de la série de représentations ! À partir de la scénographie, on commence à se demander si les personnages font, eux-mêmes, cet environnement, ou s’ils ont conscience d’être enfermés dans un grand théâtre, avec le public et l’orchestre. Et c’est là que les pulsions humaines se mettent à apparaître. La musique de Thomas Adès en sait plus que les mots, sans rien expliquer : elle ajoute un flux, que chacun peut ressentir dans son corps. Je m’appuie donc majoritairement sur elle pour la mise en scène, étant donné l’impasse narrative de The Exterminating Angel. Je ne veux ni me placer au-dessus de Buñuel, ni me sentir écrasé par lui.


Maquette du décor signé Anna-Sofia Kirsch pour The Exterminating Angel. © Elena Bauer/Opéra National de Paris

Qu’attendez-vous des décors, généralement imposants, des spectacles que vous mettez en scène ?

Je veux des matières qui correspondent à ce qu’on voit sur scène. Les écrans sont des écrans, le bois est du bois, le fer est du fer. Chaque matériau a une énergie très différente, qui change la perspective et la sensation des chanteurs. Le décor de Lady Macbeth de Mtsensk était complètement « réel », et nous avons voulu en rendre compte avec son démantèlement à vue, par tous les régisseurs, avant le dernier acte. C’est la raison pour laquelle j’ai, également, réalisé des « installations », comme à Bâle, sur le poème De rerum natura de Lucrèce, et autour de l’exposition « The Roaring Twenties », au musée Guggenheim de Bilbao, sur les différentes formes artistiques des années 1920.

Quels sont vos principes de mise en scène ?

Je fais vivre sur scène ce que je vois au quotidien, ce que j’imagine : le corps, l’univers, notre création, nos relations personnelles. Je ne suis pas un chroniqueur de l’époque, je ne souhaite pas donner des messages concrets au public. Je tente, seulement, de poser des questions. Devant une photo d’enfance d’un dictateur ou d’un assassin, je cherche à comprendre ce qui a pu le transformer en tueur de masse. Il y a quelques années, à Berlin, on m’a dit que j’étais un metteur en scène très politique ; or, cela n’a jamais été mon intention. Quand on s’intéresse à l’humain, à travers l’art, il est incontournable de voir apparaître des sujets politiques. Par « art », je me réfère au monde des rêves, à l’inconscient, à la fantaisie, mais pas dans une vision Disney. Art et culture, ce n’est pas exactement la même chose. Je ne me dis pas que je vais faire de la culture, je ne sais même pas si j’en fais ! La force de l’art est dans l’authenticité, même si ses principes peuvent parfois s’avérer artificiels, comme à l’opéra.

Votre représentation si réaliste des corps n’est-elle, finalement, pas si « réelle » ?

L’opéra offre une écriture scénique très éloignée du réalisme artistique. La musique peut nous aider à l’appréhender, en particulier celle écrite après la Seconde Guerre mondiale, qui reflète l’Histoire, sa brutalité, son hystérie. Dans Die Soldaten de Zimmermann, j’ai voulu amener le théâtre vers un langage plus extrême, pour déborder littéralement de la pièce originelle de Lenz. À la fin de Lear de Reimann, contrairement à l’œuvre de Shakespeare, le roi ne meurt pas physiquement, selon moi ; c’est plutôt sa mémoire qui disparaît, et donc tout le reste avec. Toute la musique de Verdi prend, quant à elle, place dans un salon bourgeois italien, quel que soit le lieu de l’action. Elle reflète une société à un temps donné, avec ses danses, ses marches militaires et ses chants religieux. Le mélange entre salon, Église et pouvoir sous-tend des mécanismes oppressifs et la répression des femmes, et est très ouvert aux interprétations pour un metteur en scène, au-delà de l’esthétique ou du jeu.


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Ludovic Tézier et Calixto Bieito, lors des répétitions de Simon Boccanegra, à l’Opéra Bastille (2018). © Elena Bauer/Opéra National de Paris

L’amour authentique a-t-il sa place, dans votre travail à l’opéra ?

Bien sûr, mais pas forcément dans le sens qu’on lui attribue habituellement aujourd’hui ! Pour Die Entführung aus dem Serail, au Komische Oper de Berlin, j’ai repensé au film Ultimo tango a Parigi de Bernardo Bertolucci, l’histoire d’amour la plus triste que j’aie pu voir. J’ai beaucoup manipulé le texte de l’opéra de Mozart, pour mettre en scène un amour vraiment impossible entre le tenancier d’un bordel et son esclave sexuelle. J’ai été aidé, en amont et au cours des répétitions, par une association d’anciennes prostituées, afin de m’approcher d’une certaine authenticité. Tristan und Isolde, au Staatsoper de Vienne, est une autre histoire d’amour, plutôt romantique, donc inconfortable, car le romantisme se range davantage du côté du punk que de Julio Iglesias ! C’est un amour qui brise les murs, et j’ai voulu créer l’histoire d’un couple entre passé et présent. Ils se sont aimés, ont eu des enfants, se sont quittés… Au deuxième acte, ils détruisent le sol et les parois de papier, symboles du bagage de leur amour.

Comment vivez-vous les reprises de vos productions ?

J’y apprends beaucoup des artistes qui reprennent possession de la mise en scène, et je vois les choses différemment. Je ne suis pas un « control freak », qui cherche à reproduire exactement le passé. Je ne suis d’ailleurs pas de ceux qui croient, dans la vie, que les choses étaient mieux avant. Je me souviens de l’énergie, pas des détails. Pour la reprise de Lohengrin, au Staatsoper de Berlin, j’ai changé des costumes et tout le finale. Je doute souvent de mes idées, je ne sais pas si elles sont vraiment bonnes… Et ce n’est pas de la fausse modestie ! On peut contrôler une œuvre solitaire comme un poème, pas le travail collectif qu’est une production d’opéra.

Vous aviez commencé, en 2020, à l’Opéra National de Paris, les répétitions d’une nouvelle production du Ring, annulée en raison du Covid, et qui verra le jour, lors d’une prochaine saison. Votre travail sera-t-il une sorte de recréation ?

Certainement, d’autant qu’en relisant mes notes, il y a quelques mois, j’ai eu envie de changer un certain nombre de choses, y compris au niveau des décors et des costumes ! Pendant la préparation, j’étais obsédé par New Dark Age : Technology and the End of the Future, un essai de James Bridle sur la prolifération de l’information, menant vers un avenir de plus en plus incertain. Je suis le même, mais pas tout à fait, et la distribution sera différente. Chaque période a ses arêtes, ses angles. Nous sommes en mouvement, comme l’eau, au centre du Ring. Nous appartenons tous à un moment, et ensuite, nous disparaissons.

Propos recueillis par THIBAULT VICQ

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