Interview Bruno Mantovani : les voix de la compromi...
Interview

Bruno Mantovani : les voix de la compromission à Toulouse

07/11/2024
© Blandine Soulage

Paris, octobre 1941. Cinq figures de la littérature montent à bord d’un train spécialement affrété à destination de Weimar, pour assister au Congrès des écrivains, organisé par Joseph Goebbels. Voici le sujet de Voyage d’automne, le nouvel opéra du compositeur français, qui n’avait plus écrit pour la scène lyrique depuis treize ans. Création à l’Opéra National du Capitole, le 22 novembre.

À travers L’Autre Côté, puis Akhmatova, vos deux précédents ouvrages pour la scène lyrique, vous avez interrogé la possibilité de la création artistique dans un contexte politique totalitaire, comme une forme de résistance et d’affirmation de soi. Avec Voyage d’automne, commande de l’Opéra National Capitole Toulouse, la situation s’inverse : des écrivains sans vergogne acceptent de collaborer avec le régime nazi. Votre conscience politique de musicien est-elle toujours en éveil ?

J’ai toujours été sensible à la question du totalitarisme et, plus généralement, au rapport que les intellectuels et les artistes entretiennent avec le pouvoir. Si certains résistent à la tyrannie d’infâmes dictateurs, d’autres collaborent lâchement. C’est le cas des personnages de Voyage ­d’automne, mon dernier opus. Ils se sont engagés dans la collaboration avec l’occupant nazi, et ont soutenu l’idéologie fasciste. Le fameux « voyage » auquel ils ont participé, est emblématique de leur ignoble alliance.

Comment avez-vous puisé dans ces pages, parmi les pires de l’Histoire, matière à la composition de votre opéra ?

La lecture de l’essai Le Voyage ­d’automne, récit de François Dufay, paru en 2000, adapté pour le livret par Dorian Astor, évoque comment « le train de la honte » a embarqué, à son bord, des célébrités littéraires, afin de flatter leur ego, et leur présenter, sous une forme d’excursion touristique, une Allemagne idéalisée, pour qu’ils s’en fassent l’écho, à leur retour en France. Ainsi, en octobre 1941, cinq fervents admirateurs du Reich, fascinés par l’idéologie nazie – Jacques Chardonne (1884-1968), Marcel Jouhandeau (1888-1979), Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945), Ramon Fernandez (1894-1944) et Robert Brasillach (1909-1945) –, répondent à l’invitation de Joseph Goebbels (1897-1945), ministre de l’Éducation du peuple et de la Propagande du Reich, à participer au Congrès des écrivains, à Weimar, en vue de consolider le rêve hitlérien d’une République des lettres européennes. L’opéra scande le déroulement du voyage en train, par une succession de tableaux. Autant d’étapes, avec réceptions et louanges, pour séduire les invités, que leur itinéraire mène de Bonn à Heidelberg, de Munich à Weimar, puis à Berlin, avant le retour à Paris.


Maquette du décor signé Emanuele Sinisi pour l’acte I, deuxième tableau. © Emanuele Sinisi

Comment des écrivains ont-ils pu être aveuglés à ce point, en cautionnant, par leurs écrits et par leur servitude, l’ordre totalitaire ?

L’opéra est centré sur cette question grave, douloureuse, toujours actuelle, celle de la compromission, alliée à un pacte faustien avec le mal. La terrible défaite de la France, en 1940, a été vécue comme le signe de la décadence d’un pays, l’effondrement de son prestige et de ses valeurs. Selon la doctrine hitlérienne, il fallait régénérer cette nation, grâce aux vertus patriotiques, portées par une jeunesse saine et virile. Ces collaborationnistes recherchent une identité valorisante, que le régime fasciste, pensent-ils, peut leur apporter. Surtout le désir de puissance, de jouissance, et l’assurance de la gloire.

Comment avez-vous donné vie à ces personnages scandaleux, et même obscènes, fantômes surgis de l’ombre de l’Histoire ?

Ils sont dotés de profils denses, très caractérisés, et, de ce fait, ont une certaine dimension théâtrale. Leur suffisance, leur vanité ampoulée sont autant de traits grotesques, qui laissent, néanmoins, percevoir une certaine anxiété. Ce sont des types troubles, et cette complexité donne matière à une approche qui convient à l’art lyrique. J’ai écrit une partition proche de la voix réelle de chacun d’eux, connue à travers des documents sonores, en exploitant toutes les tessitures masculines : ténor, baryton, basse, et même contre-­ténor, pour Wolfgang Göbst, le ministre du Reich, personnage fictif, inspiré par la figure historique de Goebbels. Ces différents registres animent ce comité, exclusivement composé d’hommes. J’ai opté pour une vocalité fluide, naturelle dans la prosodie, soucieuse de l’intelligibilité du texte ; airs, duos, trios et ensembles se succèdent, au service de la narration. La partition instrumentale, d’une texture transparente, accorde à l’orchestre un rôle majeur, par sa puissance suggestive. Il participe, lui aussi, à la narration, par sa palette variée de couleurs. La présence d’un chœur mixte, écho individuel ou collectif, est essentielle. J’ai, enfin, ajouté une voix de soprano, celle de « La Songeuse », qui vient rompre cet univers clos et oppressant d’échanges entre écrivains français et officiers allemands. L’apparition spectrale, dans trois interludes, de cette dernière apporte une lumière d’espoir, une humanité, qui mettent à distance et adoucissent ce climat très sombre. Son chant lyrique, inspiré par Die Sinnende, un poème élégiaque de Gertrud Kolmar (1894-1943), assassinée à Auschwitz, ponctue le déroulement dramaturgique.


Maquette du décor signé Emanuele Sinisi pour l’Épilogue. © Emanuele Sinisi

Outre une référence au Faust de Goethe, vous faites appel au poète allemand Stefan George (1868-1933)…

Il a été un pacifiste. À deux reprises, le chœur chante son poème Der Widerchrist (L’Antéchrist), une figure de l’imposteur, symbole de ces puissances mensongères et destructrices, comme le régime nazi, qui mettent en danger l’humanité.

Vous avez adopté la grande forme lyrique, pour ressusciter cette sinistre fresque. Comment l’avez-vous structurée ?

Au cours du Prologue et de l’Épilogue, en écho, se retrouvent, en 1949, Gerhard Heller (1909-1982), ancien censeur du Reich, basé à Paris, et Jouhandeau – le seul, avec Chardonne, à avoir survécu, parmi les cinq écrivains. Ils sont désabusés devant le désastre du rêve hitlérien. Ces deux scènes encadrent trois actes évoquant, dans un flash-back, le trajet vers l’Allemagne nazie, en octobre 1941.

À travers cette évocation lyrique, Voyage d’automne n’est-il pas, aussi, une invitation à poser la question du mal ?

L’opéra peut nous proposer une lecture politique de l’Histoire, en nous incitant à être les témoins vigilants et engagés des dérives idéologiques, qui menacent l’équilibre du monde et des sociétés.

MARGUERITE HALADJIAN

Pour aller plus loin dans la lecture

Interview Angel Blue, la nouvelle Aida du Met sur grand écran

Angel Blue, la nouvelle Aida du Met sur grand écran

Entretien du mois Carlo Vistoli

Carlo Vistoli

Entretien du mois Tassis Christoyannis

Tassis Christoyannis