Dans le constat pessimiste qu’établit le documentaire La Générale sur les couacs du système scolaire, un atelier de chant baroque suscite quelques notes d’espoir… Qui résonnent avec la vie de sa réalisatrice, Valentine Varela, fille de Nina Companeez, et nièce d’une cantatrice à la voix perdue.
Le titre du cinquième documentaire de Valentine Varela renvoie au monde de l’éducation autant qu’à celui de la scène qu’elle a fréquenté pendant trente ans, avant de passer à la réalisation, comme sa mère, Nina Companeez. Elle était donc bien placée pour savoir que, chez les artistes, « la générale » désigne l’ultime répétition avant la première publique d’un spectacle. Mais au lycée Emile Dubois, à Paris, où sa caméra a suivi pendant un an une classe de seconde, ce terme évoque un graal, une obsession. Passer en première générale, plutôt qu’en filière professionnelle ou technologique, c’est décrocher son passeport social : tous les élèves et leurs profs le savent, comme ils savent que cette chance n’est pas donnée à tout le monde.
L’établissement du 14e arrondissement ne relève pas d’un quartier sensible, mais des gosses échouent là, parce qu’on les a refusés partout ailleurs. Résultats insuffisants, absentéisme, problèmes de motivation, de ponctualité, parfois de petite délinquance… Leur quotidien est difficile, leur avenir incertain, et les enseignants qui sont autant d’assistants sociaux, les portent à bout de bras pour tenter de les arracher au déterminisme social. Tous dans un même bateau, qui comme le suggère l’affiche du film, s’apparente un peu au Radeau de la Méduse de Théodore Géricault. Les gamins rament et les adultes pagaient avec une énergie qui force l’admiration, malgré un puissant sentiment d’abandon.
Parenthèse en chantant
Dans cette cacophonie elle aussi générale, surgit cependant un moment de grâce et d’harmonie, même s’il ne dure que quelques minutes à l’écran. Lorsque l’ensemble baroque Contrapposto intervient dans la classe à l’initiative de Maureen, la professeur de français, l’auditoire manifeste une attention inattendue. En les faisant travailler sur les textes en prononciation restituée, l’atelier semble pourtant s’embarquer dans une aventure improbable : « Les gosses ont été séduits, estomaqués par la voix de la soprano Ariane Zanatta, se souvient Valentine Varela. Et puis, tout à coup, alors que le système scolaire et la société les traitent comme des imbéciles alors qu’ils sont loin d’être bêtes, ils voient qu’on s’intéresse à eux d’une autre façon. En leur montrant quelque chose d’exigeant, on leur témoigne du respect, ils le sentent, et ils sont à l’écoute. »
La langue du XVIIe leur semble d’abord bizarre, amusante, puis intéressante et même… familière. A Imane, elle rappelle l’accent du bled ! « Ces jeunes, pour la plupart issus de l’immigration, viennent d’une autre culture et sont sensibles à une autre langue, à une autre musique, ils ne sont pas fermés à l’étranger, à l’étrange, à ce qui est extérieur », explique encore la réalisatrice qui pourfend, au passage, l’idée d’une discipline réservée aux seuls initiés. Au moment de faire le tri dans ses deux cents heures de rushes, retenir ce qui fut « comme l’ouverture d’une fenêtre dans des vies très dures, comme un cadeau survenu en cours d’année scolaire » lui est apparu comme une évidence. Et, malgré sa brièveté, la séquence a déterminé toute la couleur musicale du film.
Planches de salut
Valentine Varela en est convaincue : « L’art ne peut que faire du bien à des gens en souffrance. D’ailleurs, l’histoire de ma famille ne raconte que ça ! » À commencer par celle de ses grands-parents maternels, des Juifs obligés de fuir la révolution russe de 1917 pour se réfugier à Berlin et, plus tard, de quitter l’Allemagne pour échapper aux nazis. Ingénieur outre-Rhin, Jacques Companéez changea de métier en France et devint un scénariste réputé. Quelques quatre-vingts films lui doivent leur trame, dont l’éternel Casque d’Or (1952) de Jacques Becker.
Pour sa fille aînée, ce n’est pas le cinéma, mais l’opéra qui fut une planche de salut après le chaos. De 1954 à 1966, le nom d’Irène Companeez fut associé aux grands airs du répertoire italien et aux plus prestigieux partenaires : Maria Callas, Teresa Berganza, Mario Del Monaco, Boris Christoff et bien d’autres… En 2009, dans le documentaire Une voix en exil, Valentine a retracé l’itinéraire contrarié de cette tante, dont les vocalises résonnaient dans sa maison d’enfance. Un destin flamboyant et… cerné de drames.
Flash-back. En 1943, les Companeez vivent en France, mais ils doivent fuir, une fois encore. Les Allemands ont envahi la zone libre ; Irène et Nina, sa cadette, sont séparées de leurs parents et envoyées à Moissac, dans le Tarn-et-Garonne. Une nuit, l’homme qui les cache se jette sur Irène et tente de la violer. L’enfant n’a que douze ans. Elle sera expédiée à l’orphelinat. Lorsque sa mère peut enfin la récupérer après la guerre, elle souffre de tuberculose. « Et puis le chant lyrique l’a sauvée. Une voix sublime s’est échappée de son corps malade. À 17 ans, elle est entrée au Conservatoire, et plus tard, elle est partie pour Milan, à la Scala. » Mais, à 35 ans, l’épouse du baryton italien Dino Dondi donne naissance à une fillette par césarienne ; le plexus est coupé, jamais plus ne résonnera sa voix profonde de contralto. L’interprète aura beau solliciter tous les professeurs pour tenter de la retrouver… en vain, son don l’a abandonnée. Rideau sur sa carrière.
L’inconscient se fait entendre
Aujourd’hui, l’ancienne artiste a 92 ans. Elle vit toujours en Guadeloupe, là où elle s’est installée en 1997, dans une maison au cœur de la végétation tropicale, mais qu’elle voulait vierge de souvenirs. Sur l’inexorable qui l’a frappée, Valentine Varela livre son interprétation. « Son échec dans une discipline où elle était montée aussi haut, son errance, racontent, selon moi, le traumatisme de la guerre dont toute la famille était affectée, et dont Irène était l’enfant-symptôme. La maternité a dû réveiller sa propre enfance.»
Dans Une voix en exil, la réalisatrice illustrait tout ce que cet organe exprime, parfois, d’inconscient ou véhicule d’irrationnel. Dans La Générale, elle met en lumière la magie qu’il peut susciter. Entre ces deux documentaires séparés par douze ans d’intervalle, comment ne pas percevoir une résonance ? D’un côté, une cantatrice qui perd sa voix ; de l’autre, des gamins qui cherchent leur voie… Quand on lui soumet cette analyse, Valentine Varela sourit. Elle n’a pas calculé cette filiation, mais elle s’en accommode volontiers ; elle résume bien sa quête. « Ma mère n’aimait que les vainqueurs. Moi, c’est l’inverse. Je m’intéresse aux gens qui, à un moment, se sont perdus… »
STÉPHANIE GATIGNOL
À voir :
La Générale, documentaire de Valentine Varela, avec les élèves du lycée Émile Dubois et leurs professeurs, en salles le 23 novembre 2022.