Intermezzo Tosca, éloge de l’éclat
Intermezzo

Tosca, éloge de l’éclat

23/09/2022
Tosca
© Elisa Haberer

Avec La Tosca, le drame imaginé par Victorien Sardou, Puccini approfondit une esthétique qu’il n’avait fait qu’entrevoir dans ses opéras précédents. Ici, un kaléidoscope musical fait d’éclats et de fulgurances se met en place. D’une prodigieuse efficacité, ce langage séduit rapidement le public pour faire de ce « petit mélo miteux » un succès planétaire.

Bien oublié de nos jours, Victorien Sardou (1831-1908) fut un génial pourvoyeur de livrets d’opéras. Digne héritier d’Eugène Scribe – qui, pourtant, entrava ses débuts en incitant le directeur du Théâtre du Gymnase à refuser l’une de ses premières pièces, Paris à l’envers –, il ne reste plus aujourd’hui connu que pour quelques rares titres, dont seule Madame Sans-Gêne (1893) survit encore dans sa forme théâtrale, sans l’aide de l’adaptation lyrique qu’en fit Giordano en 1915. C’est bien peu pour un écrivain qui laisse à la postérité plus de 70 pièces… Si son Roi Carotte (1873) fut directement pensé pour servir de livret à Offenbach, Fedora (1882) et La Tosca (1887), deux ouvrages que Sardou écrivit pour sa nouvelle égérie, Sarah Bernhardt, ne doivent leur survie dans l’imaginaire collectif que grâce aux opéras qui en furent tirés : Fedora par Umberto Giordano en 1897 et Tosca par Giacomo Puccini en 1900. Ce dernier surtout, malgré des débuts difficiles et un accueil critique longtemps hostile, devait marquer un véritable tournant dans l’histoire de l’art lyrique.


La partition de Giacomo Puccini regorge de pages éminemment cinématographiques,
ici à l’Opéra Bastille, en mai 2019. © Svetlana Loboff/OnP

Une longue gestation

Puccini découvre La Tosca de Sardou dès 1889, lors d’une tournée italienne, et aussitôt cherche à en acquérir les droits – qu’il n’obtiendra qu’en 1895. Il est vrai que le dramaturge aurait préféré que son œuvre soit adaptée par un compositeur français… Mais ce sont les Italiens qui frappent à la porte : Alberto Franchetti tout d’abord, qui s’en arroge les droits, avant que son éditeur, Ricordi, ne le persuade que le sujet, « tout sauf musical », ferait un très mauvais opéra. Sitôt Franchetti convaincu d’abandonner le projet, Ricordi l’offre à son jeune poulain, Puccini ! Ce dernier est de plus en plus fasciné par ce drame, qu’il voit une seconde fois. La présence de Sarah Bernhardt l’enthousiasme au plus haut point.

Les affres de l’adaptation littéraire…

Giuseppe Giacosa et Luigi Illica, qui avaient déjà passablement souffert sur Manon Lescaut (1893) et sur La Bohème surtout (1896), retrouvent en Puccini un « patron » intransigeant et inflexible. Sûr de ses intuitions, il pressure et harcèle ses librettistes jusqu’à épuisement. Mais cette fois, l’auteur lui-même vient mettre la main à la pâte. Sardou, tout aussi intraitable que le musicien, accepte certes de nombreux remaniements, la suppression d’un acte entier (le second) et de la plupart des allusions historiques, si présentes et précises dans sa pièce. En revanche, il ne cède rien de ses exigences sur le dernier acte, qu’il veut aussi rapide et violent que possible. Tout d’abord réticent, Puccini cédera au dramaturge.


Maria Agresta en Tosca

En juin 2021, à l’Opéra Bastille, la soprano Maria Agresta dans le rôle-titre
chante l’air « Vissi d’arte» . © Vincent-Pontet/OnP

… et musicale

Cette exigence de Sardou va inciter Puccini à creuser certaines veines esthétiques qui certes ne sont pas nouvelles chez lui, mais qu’il n’avait jamais exploitées à un tel degré. La première était celle du mélange des genres. Sardou, formidable horloger du temps dramaturgique, n’a pas son pareil pour élaborer ses dialogues. Mécaniques d’une efficacité redoutable, ses pièces jouent avec habileté sur tous les registres, noble et léger, élevé et burlesque, dans une sorte de fondu enchaîné rare dans le théâtre français. Puccini en tirera quelques effets spectaculaires : dans le premier acte, par exemple, où le drame politique et humain qui se joue avec Angelotti, ancien consul injustement incarcéré et ici en fuite, se voit régulièrement ponctué par les interventions cocasses du sacristain, lui-même doté d’un tic de langage que Puccini traduit par un subtil hoquet ; le deuxième acte jouera lui aussi avec brio des ruptures d’atmosphères, passant des effusions amoureuses aux cris les plus violents du répertoire. Mario, qui vient de se faire torturer, retrouve Tosca dans une phrase musicale d’une morbidezza à pleurer, mais, quelques secondes plus tard, il découvre qu’elle l’a trahi et la passion fait aussitôt place à la colère ; quelques instants encore, et notre valeureux ténor s’enflamme en entendant que l’armée de Mélas est en déroute – marquant pour lui la fin annoncée de la tyrannie et le retour de la liberté dans son pays. Puccini, enfin, ose pousser ce mélange des genres à un degré inouï en proposant, parfois au sein d’une seule et même scène, une alternance entre réminiscences belcantistes, éclats véristes et mélodrame – Tosca étant plusieurs fois amenée à parler son texte, osant le cri et l’invective.


Giacomo Puccini

Giacomo Puccini © Library of Congress

Un « petit mélo miteux »

En mettant au point cette nouvelle esthétique de la brièveté et de l’éclat, Puccini devait s’attirer les foudres de la critique et des milieux bien-pensants. Une telle fragmentation des esthétiques contrevenait aux codes établis. Même le vieux Verdi, dans son très audacieux Falstaff (1893), n’était pas allé aussi loin dans la disruption du langage musical. Cette musicalité qui s’autorise les coups de poings aurait-elle empêché les mélomanes de goûter à toutes les subtilités qui émaillent la partition ? De fait, ces « misérables petits cris humains » dont se plaignait Debussy, ne sont qu’une part infime de l’ouvrage, par ailleurs gorgé de tendresse et de lyrisme. Le premier duo entre Tosca et Mario est une merveille d’émotion, et leurs grands airs (« Vissi d’arte » pour notre héroïne, et « E lucevan le stelle » pour lui) sont des modèles de sensibilité. Et que dire de la façon dont Puccini adapte à son esthétique le procédé des leitmotive wagnériens, qui deviennent autant de réminiscences poétiques ? Puccini n’a pas son pareil pour créer des paysages sonores, et cette partition regorge de pages éminemment cinématographiques, depuis le magistral « Te Deum » du premier acte jusqu’à l’évocation des « douces mains » de Tosca au III, en passant par le lever du jour sur Rome avec le chant, au loin, du pâtre… Qu’on est loin du « petit mélo miteux » dont parlait Joseph Kerman dans son essai Opéra et Drame (1956) ! Maria Callas, qui disait ne pas aimer le rôle, l’aura malgré tout marqué de son génie, imposant justement un modèle dans la difficile intégration de toutes ces facettes d’un drame protéiforme et fulgurant.

JEAN-JACQUES GROLEAU

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