Non, ce n’est pas à l’un des plus célèbres lieder de Mendelssohn, Auf Flügeln des Gesanges (Sur les ailes du chant), que ce dossier est consacré. Mais au lien qui s’est noué entre deux mythes : la diva et l’avion. Le premier, né au XVIIIe siècle, décline progressivement au XXe, les stars de cinéma, puis de télévision, et enfin de télé-réalité, rejettant inéluctablement dans l’ombre les chanteuses d’opéra, dont l’art et le mode de vie faisaient fantasmer les générations plus anciennes. Entre les années 1930 et 1960, néanmoins, il est encore suffisamment vivace pour occuper les unes de magazines, alimenter les chroniques mondaines et, plus généralement, parler à l’imaginaire du commun des mortels. Or, il se trouve que cette période est également celle où le transport aérien connaît une expansion continue, tout en restant un privilège réservé aux riches, puissants et célèbres – il n’en ira plus de même à partir de 1970, avec l’arrivée des très gros porteurs et l’avènement du tourisme de masse. La rencontre entre ces deux symboles d’un certain art de vivre, fait de luxe et de volupté, prend la forme d’une succession de clichés, parfois à vocation publicitaire, auxquels la presse fait écho. Nostalgie, nostalgie…
Mary Garden, photographiée dans un avion, aux États-Unis, au début des années 1920, avec un pilote identifié comme Ugo D’Annunzio, troisième fils de l’illustre Gabriele. La soprano britannique (1874-1967), créatrice de Mélisande, à l’Opéra-Comique, en 1902, chante beaucoup en Amérique du Nord, dans l’entre-deux-guerres, notamment après être devenue directrice artistique de la Chicago Opera Association, en 1921.
Lotte Lehmann, photographiée à l’aéroport d’Idlewild (inauguré en 1948, sous le nom officiel de « New York International Airport », puis rebaptisé « John F. Kennedy Airport », le 24 décembre 1963). La soprano d’origine allemande (1888-1976) s’installe aux États-Unis en 1937 et obtient, peu de temps après, la nationalité américaine. Jusqu’à ses adieux à la scène (1946), puis au public (1951), sa carrière se déroulera presque exclusivement dans son pays d’adoption, nécessitant de fréquents voyages en avion, qui se poursuivront après sa retraite. Lotte Lehmann se consacrera alors à l’enseignement, donnant des master classes et formant, entre autres, Marilyn Horne et Grace Bumbry. À l’époque, elle est évidemment une figure mythique, auréolée de ses triomphes, dans l’entre-deux-guerres, au Staatsoper de Vienne, au Covent Garden de Londres, au Festival de Salzbourg, au Metropolitan Opera de New York…, en particulier en Maréchale (Der Rosenkavalier), le rôle auquel la postérité l’a prioritairement associée. Surtout, elle reste, pour l’éternité, la créatrice de trois opéras de Richard Strauss : la deuxième version d’Ariadne auf Naxos (Le Compositeur, 1916), Die Frau ohne Schatten (La Teinturière, 1919) et Intermezzo (Christine, 1924). Le compositeur, qui l’adorait, avait un jour dit d’elle : « Elle a chanté et les étoiles en ont été émues. »
Marian Anderson, photographiée à son retour aux États-Unis, après une tournée (comme Lotte Lehmann, elle voyage sur TWA, la légendaire compagnie américaine, née en 1930 de la fusion de deux autres compagnies, disparue en 2001 après sa fusion avec American Airlines). La contralto américaine (1897-1993), première artiste afro-américaine à avoir foulé les planches du Metropolitan Opera de New York, en Ulrica (Un ballo in maschera), en 1955, a très peu fréquenté l’opéra. Victime des préjugés raciaux de son époque, elle fit l’essentiel de sa carrière en concert et en récital, jusqu’à ses adieux, en 1965. Et encore, il fallut plusieurs tournées triomphales en Europe, au début des années 1930, pour que les salles de son pays (pas toutes, notamment dans le Sud !) acceptent de lui ouvrir leurs portes. Dotée d’une voix somptueuse, profonde et expressive, Marian Anderson est également connue pour le rôle qu’elle joua dans la défense des droits civiques. Sans son exemple, les chanteuses de couleur de la génération suivante, comme Leontyne Price, Shirley Verrett et Grace Bumbry, n’auraient jamais envisagé de pouvoir faire carrière à l’opéra.
Elisabeth Schwarzkopf, photographiée à l’aéroport d’Idlewild (voir Lotte Lehmann), en 1954. Il est possible de dater plus précisément le cliché : octobre-novembre, période durant laquelle la soprano d’origine allemande (1915-2006) effectue une tournée de concerts aux États-Unis, en s’arrêtant notamment à New York, pour y donner deux récitals. L’année précédente, elle est devenue citoyenne britannique par son mariage avec le producteur de disques Walter Legge. Est-ce la raison pour laquelle elle voyage sur BOAC, la compagnie nationale du Royaume-Uni pour les vols long-courriers, devenue British Airways en 1974, après sa fusion avec BEA, chargée des vols court et moyen-courriers ? 1954 est une année particulièrement faste dans la carrière de la cantatrice, marquée, entre autres, par deux enregistrements de studio entrés dans la légende : Cosi fan tutte (Fiordiligi) et Ariadne auf Naxos (Ariadne), avec Herbert von Karajan (EMI/Warner Classics). Deux disques qui ont contribué à faire d’elle une référence absolue pour les opéras de Mozart et Richard Strauss.
Régine Crespin, photographiée à l’aéroport d’Orly, à son entrée dans l’avion qui, en février 1966, l’emmène à Montréal, où elle doit donner un concert à la Grande Salle de la Place des Arts. La carrière de la soprano française (1927-2007) se maintient alors à son zénith, cette soirée canadienne s’insérant entre des représentations de Tosca, au Liceu de Barcelone (janvier) et Parsifal, Un ballo in maschera et Tosca, au Metropolitan Opera de New York (mars-avril). L’ère des avions à turbopropulseurs, empruntés par Marian Anderson et Elisabeth Schwarzkopf, est terminée sur les vols long-courriers, et c’est à bord d’un avion à réaction (très probablement un Boeing 707) que la plus grande diva française de la deuxième moitié du XXe siècle embarque. Attachée à son pays et à son public, même si ce dernier ne fut pas toujours tendre avec elle, Régine Crespin voyage, bien sûr, avec Air France.
Grace Bumbry, photographiée sur la passerelle d’accès à un avion de la Pan Am, dans les années 1960. La mezzo-soprano/soprano américaine (1937-2023) connaît alors un fulgurant début de carrière (voir nos pages « In memoriam » dans ce numéro), qui l’oblige à prendre l’avion très souvent. Pris par Pan Am, le cliché a peut-être une valeur publicitaire pour la compagnie américaine, fondée en 1927 et disparue en 1991. Avec TWA, elle est, à l’époque, l’un des symboles du rayonnement des États-Unis à travers le monde, ainsi qu’un des acteurs de la diffusion du mode de vie made in USA.
Joan Sutherland, photographiée à son arrivée dans le Michigan, en provenance de New York, en avril 1964. Elle vient donner un concert à Ann Arbor, dans le cadre du festival de printemps organisé par l’Université du Michigan. La compagnie est United Airlines, fondée en 1926, et l’avion une Caravelle, fleuron de l’industrie aéronautique française, premier biréacteur civil au monde produit en série, mis en service, pour la première fois, en 1959. Devenue une vedette internationale, cinq ans plus tôt, la soprano australienne (1926-2010) est en pleine tournée américaine à cette période. Au programme du futur concert, accompagné par Eugene Ormandy et le Philadelphia Orchestra : le finale du premier acte de La traviata et la scène de folie de Lucia di Lammermoor, deux chevaux de bataille de Joan Sutherland, qui ont contribué à la faire accéder au panthéon des plus formidables virtuoses de l’histoire du chant.
RICHARD MARTET