La comédienne au tempérament de feu s’est éteinte, il y a cent ans, le 26 mars 1923. Alors qu’une remarquable exposition la célèbre au Petit Palais, portrait de la Divine en Tosca, avant que Puccini ne métamorphose la cantatrice de la pièce de Victorien Sardou en héroïne phare de l’opéra.
Dans le concert d’hommages qui vont accompagner le centième anniversaire de la mort de la plus grande tragédienne française, chacun retrouvera une Sarah Bernhardt qui lui parle. Les féministes salueront l’audace de cette fille de courtisane élevée sans amour, qui réussit à se forger un destin à la force d’un caractère aussi ébouriffant que sa chevelure rousse. Les théâtreux retiendront son entrée à 18 ans à la Comédie-Française, et son incomparable présence scénique. Les férus d’histoire évoqueront la patriote, qui transforma l’Odéon en hôpital pour soigner les blessés de la guerre de 1870, ou joua devant les poilus, avec une jambe en moins, à une centaine de mètres du front. En somme, chaque « tribu » a sa Sarah, et les amateurs d’art lyrique ne sont pas en reste. Ces derniers se souviendront – à moins qu’il ne faille le leur rappeler – qu’avant que Maria Callas, dont on célèbrera, d’ailleurs, le 2 décembre prochain, le centenaire de la naissance, ne devienne l’une des plus inoubliables interprètes du personnage de Floria Tosca, dans l’opéra de Giacomo Puccini, il a fallu que « la Divine » lui serve de porte-voix…
Un personnage à sa demesure
Car La Tosca est, à l’origine, une pièce en cinq actes de Victorien Sardou (1831-1908), l’auteur, entre autres succès, de Madame Sans-Gêne. Lorsque la première a lieu, le 24 novembre 1887, au théâtre parisien de la Porte Saint-Martin, le dramaturge a déjà amorcé une fructueuse collaboration avec sa tête d’affiche. Cinq ans auparavant, il lui a offert, avec l’héroïne de Fedora – porté à la scène lyrique, en 1898, par Umberto Giordano –, un rôle qui a marqué un tournant dans sa carrière. Le mélodrame policier a permis à « la » Bernhardt de proposer un autre type de prestation. Son jeu ne repose plus seulement sur les déclamations incantatoires qui lui ont valu le surnom de Voix d’Or par Victor Hugo ; la gestuelle, la corporalité y tiennent, désormais, une part fondamentale. Le rôle-titre de La Tosca (comme, par la suite, ceux de Cléopâtre, Gismonda, etc.) est taillé sur mesure pour laisser s’épanouir toute sa gamme expressive. Amour, haine, trahison, chantage sexuel, rebondissements nourris : l’intrigue est, en effet, du pain béni pour une tragédienne que le public adore voir mourir sur scène, et dont les trépas ont forgé la légende.
À l’époque, le critique dramatique Francisque Sarcey raconte le magnétisme de la vedette, lorsqu’à l’acmé de la pièce, elle s’apprête à châtier son bourreau. « Son implacable résolution éclatait si bien dans toute l’allure de sa personne et dans l’horreur sombre de sa physionomie, qu’il y a eu dans toute la salle comme un tressaillement d’effroi. On ne respirait pas, écrit-il dans les colonnes du journal Le Temps. Scarpia s’est avancé, les bras ouverts, et comme il allait l’envelopper, elle a levé le bras et, d’un geste de vengeance superbe, elle lui a enfoncé son couteau dans le cœur, et, se penchant sur ce cadavre, qui remuait encore dans les affres de l’agonie, “Meurs, s’est-elle écriée, meurs en expiation de tes crimes, de ton amour scélérat meurs, meurs.” Et rien ne peut vous rendre l’expression de haine et de vengeance dont Mme Sarah Bernhardt a chargé ce mot trois fois répété. » Spectateurs et commentateurs ne sont pas les seuls à plébisciter Tosca : elle est l’un des personnages préférés de son interprète qui, jusqu’en 1913, la fera voyager un peu partout dans le monde, notamment en Italie où, sans l’avoir prémédité, elle va contribuer à dynamiter son destin…
De sauts dans le vide en envolées
En 1889, Giacomo Puccini assiste à une représentation de la pièce à Milan. Face au décor de la Ville éternelle, et à la fougue du personnage auquel Sarah Bernhardt prête son talent de fine lame, le compositeur est titillé. Bien que Tosca soit jouée en français, et qu’il ne comprenne pas la langue de Molière, il entrevoit immédiatement son potentiel lyrique et demande à l’éditeur Giulio Ricordi de se renseigner sur l’acquisition des droits. Mais le compositeur laisse traîner l’affaire… sans pour autant chômer, puisqu’il s’attèle à Manon Lescaut, son troisième opéra. En 1895, lorsqu’il revoit la pièce à Florence, toujours avec Sarah Bernhardt, le musicien est, cette fois, déterminé. D’autant que Verdi en personne a confirmé ses intuitions : l’année précédente, le vieux sage de Bussetto, venu à Paris pour la création française d’Otello, a vibré, chez Sardou, à la lecture, par Luigi Illica, du livret qu’il a tiré de la pièce pour… Alberto Franchetti, qu’il faudra dès lors convaincre de renoncer au projet, par un stratagème peu reluisant !
L’opéra voit finalement le jour à Rome, le 14 janvier 1900, au Teatro Constanzi. L’intrigue a été resserrée en trois actes et autour de neuf protagonistes au lieu de vingt-trois ; elle prend place dans les somptueux décors d’Adolfo Hohenstein, et la reine d’Italie, Marguerite de Savoie, trône dans l’assistance. Las ! Les débuts sont contrariés : une alerte à la bombe perturbe la représentation ; la critique, plus que froide, juge l’ensemble trop mélodramatique… Le reproche collera à la réputation de l’œuvre sans, pour autant, nuire à ses performances : le public en fera un grand succès populaire, et l’érigera en monument du répertoire, joué sur toutes les scènes du monde.
Investie corps et âme
Si la pièce originelle s’est effacée devant son adaptation lyrique, plusieurs objets ravivent son souvenir dans l’exposition foisonnante que le Petit Palais consacre à Sarah Bernhardt. La section dévolue à ses grands rôles présente son portrait en Tosca signé par Nadar, une lithographie de l’affichiste Alfons Mucha, une maquette en volume conçue pour la pièce en 1887… Rappelant que bon nombre d’entre eux ont été adaptés au cinéma, le parcours permet aussi aux visiteurs d’observer Sarah-Tosca se muer en meurtrière sur grand écran. Que penseront-ils de ces 58 secondes où elle poignarde Scarpia ? L’intéressée se serait, pour sa part, montrée peu satisfaite du film et aurait demandé la destruction des bobines !
Au bout du compte, force est de reconnaître que la figure flamboyante de Tosca doit beaucoup à Sarah Bernhardt. Qui lui a donné de sa personne… dans tous les sens du terme. En octobre 1905, alors qu’elle se produit à Rio de Janeiro, les machinistes oublient de déposer le monticule de coussins censé amortir sa chute finale. L’artiste se blesse au genou, et sa jambe ne cessera plus jamais de la faire souffrir. Dix ans plus tard, torturée par une tuberculose osseuse, elle demandera à en être amputée. L’irréductible jouera, néanmoins, jusqu’à son dernier souffle, avec une ténacité qui atteste à quel point le « Vissi d’arte » chanté par Tosca aurait pu lui coller à la peau.
Car elle aussi « vécut d’art », passionnément, follement, et pas seulement sur les planches. La reine du théâtre s’est également exprimée par la peinture, la sculpture, dont l’exposition atteste qu’elle fut, d’évidence, bien plus qu’un passe-temps. Le buste-portrait qu’elle exécuta de Victorien Sardou et sur lequel elle inscrivit, en lettres capitales, les noms de leurs pièces à succès (dont La Tosca), suffit à jauger son talent protéiforme. Explosant tous les cadres et faisant résonner le vibrato de sa fougueuse liberté dans chaque compartiment de sa vie, qu’elle soit privée ou artistique, le monstre sacré aura décidément traversé l’existence… comme il lui chantait !
STÉPHANIE GATIGNOL
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À voir :
« Sarah Bernhardt. Et la femme créa la star », au Petit Palais, à Paris, jusqu’au 27 août 2023.
« Autour de Sarah Bernhardt », au Musée national Jean-Jacques Henner, à Paris, jusqu’au 26 juin 2023.