Avec la mort de Peter Brook, ce n’est pas simplement un grand nom du théâtre qui disparaît, mais une philosophie du spectacle vivant et du rôle réel de l’acteur. Retour sur ses rendez-vous rares et sans compromis avec l’opéra.
Né à Londres en 1925 de parents immigrés juifs lituaniens, Peter Brook découvrit très tôt que le cinéma et le théâtre semblaient « faits pour nous aider à nous échapper vers un ailleurs ». Il n’en considérait pas moins que le théâtre de ces années-là n’était que le « prédécesseur ennuyeux et moribond » du septième art. C’est avec La Machine infernale de Cocteau, en 1945, et surtout l’année suivante, dans sa mise en scène de Love’s Labor Lost (Peines d’amour perdues) de Shakespeare, inspirée de la peinture de Watteau, que Peter Brook mit au point une technique de l’acteur destinée à pourfendre une tradition associée à ce qu’il n’hésita pas à nommer un « théâtre mort ».
Nommé à 22 ans directeur de production du Covent Garden de Londres, il est fasciné, durant cette première période de son travail, par un théâtre d’images qui ferait de la scène un écran de cinéma en relief. Recourant à des effets d’amplification du son et des lumières, il met en scène Boris Godounov de Moussorgski et La Bohème de Puccini en 1948. L’année suivante, il monte Le nozze di Figaro de Mozart, et confie à Salvador Dalí les décors surréalistes d’une Salome de Strauss jugée stupide par le critique londonien Ernest Newman.
Ce dernier consacra deux chroniques à épuiser le dégoût qu’il ressentit à voir une « tête décapitée ressemblant à un gros pudding cuit à la vapeur, même si la façon insouciante dont Salome [en l’occurrence la soprano Ljuba Welitsch] la manipulait suggérait qu’elle était bien plus légère que ne l’est habituellement ce genre de pudding… » Si le Royal Opera House préféra se passer des services de sa jeune recrue, le Metropolitan Opera de New York lui confia Faust de Gounod en 1953, avant de le réinviter quelques années plus tard pour Eugène Onéguine de Tchaïkovski.
Une esthétique du métissage
C’est en 1962, à la Royal Shakespeare Company, à Stratford-upon-Avon, que Peter Brook opère son vrai tournant esthétique, avec un King Lear dépouillé de tout élément scénique. Ce concept de « l’espace vide » donnera son titre à un ouvrage célèbre, dans lequel il explique qu’en renonçant aux décors, on confie à l’imagination du public la perception du travail de théâtre. Le métissage et l’éclectisme sont les autres éléments majeurs de son approche, consistant à réunir acteurs professionnels et amateurs, circassiens, danseurs et chanteurs.
Sa démarche l’entraîne en Afrique et en Orient, à la rencontre de formes théâtrales libérées des conventions de la vieille Europe. En 1974, il se fixe aux Théâtre des Bouffes du Nord, lieu insolite et délabré, où se croisent les fantômes du théâtre élisabéthain et du théâtre à l’italienne. Il y crée de multiples chefs-d’œuvre, dont une Tempête de Shakespeare à la fois africaine et mystique, mais aussi des adaptations de grands titres du répertoire lyrique – La Tragédie de Carmen en 1981, Impressions de Pelléas, onze ans plus tard, et enfin Une Flûte enchantée en 2010.
Si l’apport de Peter Brook au théâtre parlé est indéniable, son expérience dans le domaine de l’opéra a pu laisser penser à un rendez-vous inabouti. Exigeant des chanteurs un temps de répétitions incompatible avec les pratiques et contraintes institutionnelles, il veut également débarrasser le genre de ses conventions – symbolisées par le port du smoking, alors encore répandu, sinon de rigueur, qu’il compare avec humour à la chemise à fleurs des hippies. Pour lui, l’obstacle majeur réside principalement dans la fixité de sa forme, totalement opposée à un idéal de théâtre plus libre et qu’il voulait « autodestructeur, écrit sur le sable ».
Ne jamais laisser la musique envahir le chanteur
Un passionnant document filmé le montre durant les répétitions de La Tragédie de Carmen en 1981. Il y soumet les chanteurs à de truculents « exercices de pensée » au cours desquels ils doivent imiter les gestes et mimique de l’acteur assis en face d’eux qui cherche à les perturber, tout en continuant de chanter. Peter Brook accordait de l’importance à cet entraînement physique des interprètes comme moyen d’accéder à autre chose de plus subtil, de méta-corporel.
Si le Don Giovanni monté au Festival d’Aix-en-Provence en 1998 a bien vieilli, des spectacles comme Impressions de Pelléas ou l’ultime Une Flûte enchantée portent sans doute la marque d’une pensée devenue système, privant l’opéra des réflexions contemporaines sur les décors et l’espace scénique, en concentrant l’intérêt sur la seule dimension littéraire d’un livret qu’il n’hésitait pas à réécrire.
S’attachant à ne jamais laisser la musique envahir le chanteur, Peter Brook travaillait à briser les résistances intérieures qui le séparait de son personnage, en l’obligeant à prononcer le texte pour lui-même, à voix basse pour savoir ce que le compositeur avait voulu exprimer. Afin que l’interprète puisse, comme dans le lied, se passer de la présence d’un chef d’orchestre, et ne plus être esclave d’une situation où il n’est, le plus souvent, qu’un instrument résonnant.
En décidant de placer musique et chanteurs dans une relation directe avec le public, Peter Brook réalisa une révolution dont il convient désormais de dépasser l’héritage théorique, pour en saisir les ambitions et la modernité.
DAVID VERDIER