La semaine écoulée a pris des airs d’hécatombe, avec les disparitions, à des âges certes canoniques, de la reine Elizabeth II, de William Klein, d’Irène Papas, d’Alain Tanner et, symbole de la même Nouvelle Vague, de Jean-Luc Godard. Lyrik lui rend, sous la plume autorisée d’Edouard Brane, un hommage très personnel, et forcément musical.
Jean-Luc Godard est mort. Un jour ou l’autre, il fallait bien que la nouvelle tombe. Sans que nous y soyons pour autant préparés. Oui, Jean-Luc Godard est mort. On pourrait presque l’entendre murmurer cette phrase avec sa voix si nonchalante, ce ton blasé, et ce timbre qui ravage…ait tout sur son passage. Beaucoup le pleurent aujourd’hui. Même ceux qui le trouvaient « chiant », « méchant », ou encore « prétentieux ». Le plus marquant, dans la mort de Jean-Luc Godard, c’est qu’il part avec sa liberté, tant enviée et conspuée à la fois. Il était impossible de lui donner raison, tant ses propos étaient abscons et paradoxaux, mais nous nous étions habitués à boire ses paroles. Il aurait d’ailleurs pu incarner le rôle du Commandeur dans Don Giovanni de Mozart, forçant chaque réalisateur boulimique à se repentir de tant de classicisme et d’académisme. Pas étonnant qu’il soit allé jusqu’à traiter Quentin Tarantino de faquin….
Provoquer et agacer
Et si Jean-Luc Godard était, dans le fond, un opéra ? Chacune de ses différentes périodes créatrices représenterait un acte, toutes pleines de péripéties, de scandales, d’amour, de haine, de joie, de soumission et, surtout, de liberté : le cinéma, puis la télévision, jusqu’au documentaire, et le film-image en finale. Si Godard a tout expérimenté, il nous a permis d’écouter le cinéma autrement. En créant d’abord de la frustration, à force de coupures nettes en pleins morceaux. Ensuite en mixant, déformant, tordant les sons, les dialogues, les bruits de la ville ou autres fonds parasites et entêtants. Il y aura un avant et un après Godard, comme il y eut un avant et un après Mozart, Rossini et Wagner. Car la musicalité de Godard résonnera toujours, à travers chaque écran de cinéma, de télévision, d’ordinateur, et de smartphone – à son grand malheur, lui qui aimait tant, avec raison, les salles obscures. S’il est un opéra à lui tout seul, c’est aussi parce qu’il est devenu très tôt un mythe : pour comprendre le cinéma, il faut avoir vu Godard, que l’on aime ou pas ses films… et ce qu’il représentait.
Jean-Luc Godard est mort, et il nous laisse un héritage lourd de sens, et de conséquence. Il n’était pas un saint, loin de là, et ses positions sur le conflit israélo-palestinien n’étaient pas forcément claires, et portaient même à confusion. Que cela soit dans son documentaire Ici et ailleurs, sorti en 1976, où il superposait une image de Golda Meir et d’Hitler, ou dans Le Livre d’image (2018), quand il affirmait en voix off, sur des images du même conflit, « qu’il a toujours été du côté des bombes », Jean-Luc Godard a toujours voulu provoquer et agacer. Oui, il a changé la face du cinéma, mais est-ce suffisant pour faire de lui un des plus grands artistes au monde ? Rien n’est moins sûr. Reste que son inventivité et son audace demeureront uniques en leur genre : fascinantes et enrageantes à la fois.
Jean-Luc Godard est mort, et c’est la seconde moitié de l’histoire du cinéma qui s’envole avec lui. Exactement soixante ans séparent le film princeps des frères Lumière, projeté en 1895, et Opération Béton, son premier court-métrage. Quatre ans plus tard, ce sera la déflagration du cinéma avec À bout de souffle. Mais à bout de souffle de quoi précisément ? Du cinéma de studio, dit « cinéma de papa », qu’il détestait tant lorsqu’il écrivait aux Cahiers du Cinéma ? Ou bien était-ce le début d’une course effrénée, qui vient de s’achever, ce 13 septembre 2022 ? Sa disparition arrive à un tournant majeur de notre Histoire, au point que la seconde moitié du XXe siècle semble prendre définitivement fin, nous laissant dans le flou artistique. Car en renversant les codes du cinéma, Godard s’est imposé comme un (r)évolutionnaire, qui marquera à jamais l’histoire du septième art.
Regard perçant, bouche coincée et cheveux hirsutes
Jean-Luc Godard est mort, et c’est le Beethoven du cinéma qui disparaît pour toujours. La ressemblance entre les deux artistes était d’ailleurs frappante, avec ce même regard perçant, cette même bouche coincée, et ces mêmes cheveux hirsutes. Un romantique tourmenté dont chaque film – partition – était un cri de rage, que lui seul semblait pouvoir entendre. Godard était sourd aux critiques comme l’était Beethoven. Il avait en revanche un don pour répondre à toute question avec désinvolture, feignant d’être abasourdi ou consterné par la personne qui la lui posait. C’était cela, aussi, la musicalité de Jean-Luc Godard : une phrase musicale découpée en plusieurs morceaux, dont on avait du mal à joindre les bouts. Difficile de l’imaginer dans une salle d’opéra. Nous aurions pourtant adoré le voir briser le silence religieux qui règne lors d’une représentation et désacraliser le genre à sa manière. Restent donc ses films que nous ne saurions trop recommander de découvrir à minuit. Comme quand on écoute Beethoven. Ce n’est pas nous qui l’affirmons, mais Michel Subor à Anna Karina dans Le Petit Soldat (1963) : « Bach, c’est huit heures du matin. Un Brandebourgeois à huit heures du matin c’est merveilleux …. Mozart, Beethoven, c’est trop tôt. Mozart c’est huit heures du soir, Beethoven, c’est de la musique très profonde, c’est minuit… »
EDOUARD BRANE