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Eugen Jebeleanu, un metteur en scène engagé et sans préjugés à l’opéra

13/03/2023
© Besacier

Créateur d’une œuvre très personnelle et militante au théâtre comme au cinéma, Eugen Jebeleanu ouvre le festival annuel de l’Opéra de Lyon avec Le nozze di Figaro. De l’un des titres les plus politiques de Mozart, l’artiste roumain entend déconstruire les représentations stéréotypées, pour mieux questionner ses enjeux contemporains, et la notion d’identité. 

Par une suite de concours de circonstances, Eugen Jebeleanu, qui se dit « éloigné du monde de l’opéra rencontré seulement par hasard », se retrouve pour la deuxième fois à l’affiche de l’Opéra de Lyon. Début 2020, juste avant l’éclosion de la pandémie, il acceptait de remplacer Macha Makeïeff aux manettes de I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky de John Adams, donné au Théâtre de la Croix-Rousse. Une première expérience qu’il décrit comme « géniale grâce à la collaboration avec une équipe artistique très jeune, mélangée, investie dans la défense de problématiques soulevées par le livret, qui sont encore loin d’être récurrentes sur les plateaux lyriques ». Iconoclaste dans sa forme à la croisée de l’opéra et de la comédie musicale, l’œuvre se penche, en effet, sur sept Californiens d’origines diverses, dont les vies basculent lors du séisme brusquement survenu à Los Angeles, en 1994. En abordant les thèmes de l’immigration, de l’homosexualité, des différents types d’oppression et d’exclusion des minorités, et en célébrant la diversité et l’aspiration à la liberté, elle rejoint largement les leitmotive qui irriguent le théâtre d’Eugen Jebeleanu, à commencer par sa création la plus emblématique, Ogres, un poignant réquisitoire contre l’homophobie. 


I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky de John Adams, dans la mise en scène d’Eugen Jebeleanu, au Théâtre de la Croix-Rousse. © Blandine Soulage

Monter Le nozze di Figaro – à la place, cette fois, du cinéaste Olivier Assayas, qui a déclaré forfait – pouvait sembler moins évident. Et pourtant, l’artiste roumain continue de placer au cœur de son propos les thématiques revendicatrices et émancipatoires qui font la force de son œuvre scénique bien connectée aux problèmes et aux débats qui agitent la société. « Qu’est-ce que je pourrais dire de neuf sur cette œuvre éternelle ? s’interroge-t-il… Je ne vais pas la réinventer, ni produire un discours qui va changer le monde ! En revanche, faire de son livret, et de sa musique si inspirante et riche en émotions, des partenaires de jeu avec lesquels je suis en dialogue permanent, adopter un regard qui puisse avoir une réelle utilité aujourd’hui, questionner son propos pour le rendre accessible, politique et populaire, voilà ce qui me donne envie de travailler sur cet opéra. »

Tirer un signal d’alarme

Ainsi, Eugen Jebeleanu a souhaité ancrer le premier volet de la trilogie de Mozart et Da Ponte  dans l’actualité brûlante du monde et de ses préoccupations. « Raconter l’assaut vécu par une femme qui va subir un rapport sexuel avec un homme dont elle n’a pas envie m’interroge. Comment représenter un corps féminin dominé, abusé, par le désir d’un homme ? Faire exister ces choses de manière charnelle est difficile, car cela implique de renoncer au politiquement correct, sans occulter les rapports de force et de pouvoir qui interviennent dans tous les milieux, y compris celui du théâtre. » Une violence à laquelle l’artiste fait référence dans le but de tirer un signal d’alarme. 

Celui qui prend la parole sur un plateau ne s’efface pas au service de l’histoire qu’il raconte. Au contraire, il la porte en étant complètement présent. Eugen Jebeleanu

Le metteur en scène s’est aussi particulièrement intéressé à la figure de Cherubino, qui pose évidemment la question du genre et de sa fluidité. « Je suis persuadé que nous vivons aujourd’hui le début d’une nouvelle révolution sexuelle et, pour y faire écho, presque tous les personnages de l’opéra échapperont à la binarité. Briser les représentations normées du masculin et du féminin est un moyen de les extraire des clichés auxquels ils sont assignés », déclare Eugen Jebeleanu, qui rejette farouchement les systèmes de valeurs prompts à enfermer les individus dans des cases, des étiquettes, forcément réductrices. « Je voudrais présenter des non-héros, des êtres profondément humains, pétris d’ambiguïté, donc dégagés d’une vision conventionnelle parfois grotesque », prévient-il.

Oublier la fiction

Adepte d’un théâtre dans lequel l’intime s’assume sans complexe en occupant une place de premier plan, Eugen Jebeleanu vient de remonter sur scène à Théâtre Ouvert. Dans Le Prix de l’or, une pièce qu’il a écrite et joue lui-même, il revisite son enfance façonnée par la pratique intensive de la danse sportive de haut niveau. Il décrit sa relation à son pays et à sa famille, dévoile la découverte de son orientation sexuelle. Grâce à l’authenticité d’une écriture textuelle et scénique tout à fait proche du témoignage, il fait du plateau un lieu où se raconte sans barrière sa propre expérience de vie. « Je me place à un endroit de fragilité en tant qu’artiste et être humain. A l’opéra aussi, j’essaie d’emmener les chanteurs vers cette dimension du jeu. Ce n’est pas évident, mais je les invite à raconter quelque chose d’eux-mêmes, à exprimer leur vécu, leur révolte, leur vulnérabilité, à travers leur rôle. Celui qui prend la parole sur un plateau ne s’efface pas au service de l’histoire qu’il raconte. Au contraire, il la porte en étant complètement présent. Jouer de la confusion entre le personnage et l’interprète provoque un trouble qui permet de changer la perception du spectateur en lui donnant l’impression d’oublier la fiction, et que la réalité prend le dessus. » 


Le Prix de l’or, écrit, mis en scène et interprété par Eugen Jebeleanu, avec Stefan Grigore et Laura Grigore, à Théâtre Ouvert.
© Christophe Raynaud de Lage

Auteur, acteur et metteur en scène de théâtre, mais aussi de cinéma, Eugen Jebeleanu accompagnait cet automne la sortie de son premier film, Poppy Field. Son protagoniste est un policier gay en opération dans une salle de cinéma occupée par un groupuscule d’ultra-cathos venu interrompre la projection d’un film LGBT. « Inspiré d’un fait réel, le sujet me tenait à cœur. En Roumanie, comme sur d’autres territoires, le besoin de changer les mentalités et les lois se fait encore sentir, tout comme la nécessité de défendre la liberté d’expression contre la censure qui persiste. » À la question : « Est-ce que l’opéra est un art politique ? », il répond sans détour : « Il doit l’être. Si ce n’est pas le cas, je ne vois pas l’intérêt d’en faire ! »

CHRISTOPHE CANDONI

À voir :

Le nozze di Figaro de Wolfgang Amadeus Mozart, avec John Chest (Il Conte di Almaviva), Mandy Fredrich’s (La Contessa di Almaviva), Elbenita Kajtazi (Susanna), Gordon Bintner (Figaro), Thandiswa Mpongwana (Cherubino), Sophie Pondjiclis (Marcellina), Piotr Micinski (Bartolo), Francesco Pittari (Basilio), Robert Lewis (Don Curzio), Giulia Scopelliti (Barbarina) et Pete Thanapat (Antonio), sous la direction d’Alexandre Bloch, et dans une mise en scène d’Eugen Jebeleanu, à l’Opéra de Lyon, du 17 mars au 4 avril 2023.

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