Le clavier comme outil de travail aux touchers colorés, la musicalité comme texture expansive d’un monde intérieur, Alexandre Kantorow joue dans un temps présent, nourri de gens, de caractères et d’arts multiples. Au piano aussi, tout se transforme, rien ne se perd. L’instrumentiste nous raconte sa raison d’interpréter, dans une errance rêveuse parmi ses inspirations.
L’aventure débute sur un matériau imprimé. « La première fois que j’ouvre une partition, j’aime l’avoir assez rapidement prête à jouer. Puis, je m’en sépare pour en ressentir le rapport direct au corps. Enfin, je déconstruis tout : c’est là que le véritable chemin commence. » C’est-à-dire le processus de maturation temporelle, parfois à l’échelle de plusieurs années. « Le cerveau fixe des choses, se libère de certaines. En revenant sur des œuvres, on change aussi esthétiquement, grâce à tout ce qu’on a travaillé, aimé, écouté. Cette fraîcheur est l’un des grands moteurs de notre inspiration. À reprendre la même œuvre tous les soirs, on passerait par une phase de désintégration, on ne la regarderait plus. »
Entourage
En premier lieu, donc, raviver la flamme avec les œuvres, comme si elles consistaient en un entourage, fréquenté de visu ou d’oreille. L’héritage de la tradition russe, qu’il tient de son professeur Rena Shereshevskaya, est ancré dans son inconscient. « La Russie est l’un des pays où il reste encore une école de piano, qui passe par l’importance du professeur, bien plus que de l’élève ou du soliste. Il y a ce fil tendu de transmission, dont le microphone ne pourra jamais vraiment rendre compte. » S’y ajoute, aussi, la mémoire des enregistrements ou des concerts d’autres interprètes. « J’ai un côté très éponge, je vais inconsciemment copier quelques jours une personne qui m’a marqué, comprendre et développer son vocabulaire ».
En formation chambriste ou avec un chef d’orchestre, « chacun doit se connecter à l’autre et changer ses propres habitudes, y compris par le conflit, même si on ne peut pas modifier sa nature et des années de développement musical en un instant ». Plus particulièrement avec les amis, grâce au « temps passé à se développer ensemble, dans l’amitié et dans la musique, [il] vit la scène comme un moment d’expérimentation et de lâcher-prise ». Ces réflexes doivent évacuer le « défaut de rendre une œuvre trop personnelle », pour éviter de « ne faire plaisir qu’à soi-même en rajoutant un pouvoir dramatique à certaines compositions qui ont pu nous parler intimement ».
Ailleurs
Le « message » d’une partition intègre cependant « tout l’être, comme un liquide qui prend la forme du contenant, car la musique prend la forme de l’âme des gens ». Alexandre Kantorow reconnaît ainsi la difficulté de « mettre des mots sur une sensation musicale ». Le temps l’a fait changer d’avis sur ses interprétations, comme celle du Concerto N° 5 « L’Égyptien » de Camille Saint-Saëns, dont il enregistrait, en 2016, une version virtuose et brillante, pour le premier des deux volumes de son intégrale de l’œuvre pour piano et orchestre du compositeur (BIS). Aujourd’hui, il préfère pointer du doigt « le sarcasme, magnifié par une science de l’orchestration ». Les tournées internationales lui ont donné la bougeotte et l’œil de l’observateur aguerri, qui lui ont révélé l’essence voyageuse du 5e, dans un itinéraire de l’Afrique du Nord à la Chine, de la Turquie à l’Inde. « Saint-Saëns reproduit au clavier les sons d’instruments traditionnels, si bien que le public pense parfois que le piano a été préparé, façon John Cage ! » Il capte le road movie à l’intérieur même de l’œuvre, la tête plein de souvenirs de la tétralogie filmique Mad Max (1979 à 2015) de George Miller. Quintes parallèles et moteurs vrombissants, même combat ? « Le cinéma et la littérature créent des liens qui permettent de saisir l’entièreté des choses. En trouvant des passerelles avec d’autres arts, on met plus facilement une image sur ce que capte l’oreille. Les compositeurs romantiques ont d’ailleurs voulu développer l’Art en les réunissant tous. »
Antagonismes
Alexandre Kantorow se frotte à des matériaux artistiques récents ou historiques qui jouent la carte de la disparité, mais influencent d’une façon ou d’une autre son approche des idées musicales. D’un côté, les « amours incompatibles, quasi-schumaniennes » du cinéaste coréen Park Chan-Wook, dans la lignée de son dernier opus Decision to Leave (2022), « impressionnant de mise en scène » ; de l’autre la « réalité distendue » du Japonais Satoshi Kon (Perfect Blue, 1997, Paprika, 2006,), qui par ses techniques d’animation édifie des « cauchemars traumatiques et une sensorialité viscérale du rêve ».
Il loue par ailleurs la « créativité, le délire sans limite et le goût de la surprise » du récent long-métrage Everything Everywhere All at Once de Daniel Scheinert et Daniel Kwan, couronné de sept Oscars, dont celui du meilleur film. Car toutes ces trajectoires contraires lui offrent le luxe de relativiser sur sa propre condition, et de prendre de la hauteur. Dans le roman Les Frères Karamazov, Dostoïevski prête à sa pluralité de personnages des « visions du monde radicalement opposées qui leur font atteindre des hautes sphères au cours de clashs au sommet ». Par le pouvoir de l’intellect, Alexandre Kantorow s’affranchit ainsi de « préoccupations anti-musicales telles que la notion d’attente du public ». En « déconnexion totale » sur scène, sans le « blocage d’une quelconque peur externe », il fait mentalement la somme de ses instants vécus.
Être autre
Le processus scénique distille l’« élan libérateur » de « se sentir devenir une autre personne, capable de tout exprimer ». Alexandre Kantorow trouve écho à cette métamorphose dans Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas et Auguste Maquet, « l’un des plus beaux récits de vengeance de tous les temps ». À l’image du personnage, « transcendé par le temps dont il dispose pour retrouver ce qu’il a perdu », le moment du concert « doit passer par une sorte d’instinct nourri du passé ». Se produire reste la solution privilégiée : « On devient meilleur en jouant en concert. En empêchant les artistes de se produire, on les empêche de se développer. »
À sa maxime d’« on n’est jamais plus convaincant que quand on est convaincu », il adjoint Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, particulièrement dans les passages où l’auteur « dévie de son récit pour raconter l’Histoire depuis son fauteuil ». Dans sa « force à raconter de grandes histoires », l’écrivain « est très doué pour l’accumulation », si bien qu’in fine, « rien n’a été perdu ». Si la musique a la possibilité de l’interprétation foisonnante, elle possède aussi des partitions qui le sont tout autant. « Les œuvres démesurées qu’on n’a pas les moyen de raconter parfaitement, comme le Trio pour piano en la mineur « à la mémoire d’un grand artiste » op. 50 de Tchaïkovski, ont l’ambition des grandes choses, la force d’oser. »
Hors-champ
Les inspirations sont également à puiser dans quelque chose qui semble plus irrationnel ou intangible. Le film Ran (1985) d’Akira Kurosawa l’a impressionné « dans sa manière de figurer le monumental à travers le hors-champ, dans des tableaux vivants ». À l’instar de Liszt, au « monde multi-artistique à la porosité sans limites », les compositeurs qui nous touchent « ont cette capacité de nous attirer au-delà de la simple partition, avec ce qu’elle évoque autour et sa connexion à notre époque ». Le même fourmillement sous-entendu apparaît dans le film La Cité de Dieu (2003) de Kátia Lund et Fernando Meirelles, qui traite une favela de Rio de Janeiro « comme un personnage à part entière, un monde d’adrénaline immédiate ».
L’instrumentiste se souvient de la « surdose d’énergie » qu’il avait très jeune en arrivant sur scène, « sans intention préconçue, juste avec l’envie de jouer », et qu’il aimerait parfois faire réémerger. « Il y a énormément de choses que j’aurais envie de faire pour trouver le geste qui raconterait le mieux ce que je veux. J’ai tendance à m’interroger sur le pouvoir direct du jeu. » Les histoires et les fictions tracent, elles aussi, leur chemin dans l’esprit d’Alexandre Kantorow, pour se retrouver dans le creux des touches lorsqu’on les attend le moins. Voir, c’est entendre, ou peut-être l’inverse.
THIBAULT VICQ
À voir :
Lieder de Franz Schubert, avec Matthias Goerne (baryton), et Alexandre Kantorow (piano) à l’Auditorium de Bordeaux, le 25 avril 2023.
Brahms, Liszt et Schubert, avec Alexandre Kantorow (piano), au Festival Radio France Occitanie Montpellier, le 18 juillet 2023.