Opéra, 1er avril
3 décembre 1924. L’Opéra de Marseille renait de ses cendres et inaugure sa salle Art déco avec Sigurd, œuvre phare, alors célébrée partout en France, d’Ernest Rey, qui avait ajouté la finale « er » à son nom, en hommage à Wagner qu’il admirait. Reprendre l’ouvrage pour marquer un centenaire est historiquement conséquent et, vu la désaffection qui frappe l’œuvre aujourd’hui, aussi téméraire que justifié. Mais le public marseillais, qui a oublié que Reyer est natif de la ville, et que son œuvre y a longtemps régné, ne remplit pas vraiment la salle. Les curieux et la presse se sont précipités pour tenter de déterminer si Sigurd est viable aujourd’hui puisque revient lentement sinon le goût, tout du moins la curiosité pour le Grand Opéra à la française, de Meyerbeer à Halévy, de Don Carlos de Verdi à Hulda de Franck.
La redécouverte est d’importance. Car on a trop longtemps accusé Reyer d’avoir copié une part de la Tétralogie wagnérienne, parce que le livret de Du Locle et Blau, daté de style, plus versé sur l’anecdote que sur le mythe, puise aux sources du Nibelungenlied les mêmes amours de Sigurd et de la Valkyrie Brunhilde. Pire, le compositeur se serait inféodé au wagnérisme triomphant des années 1880. Analyse simpliste, que l’écoute de la partition dément vite. Certes, les influences sont réelles, et on entend, réminiscences ou même citations, Rienzi et les fanfares de Lohengrin, avec l’usage discret du leitmotiv. Mais on entend bien plus Berlioz, sa Damnation, son Benvenuto, son Béatrice et Bénédict, ses Troyens même. Et on découvre enfin, plus que séduisant, le sens mélodique inné et raffiné de Reyer, qui envahit tout l’orchestre. Après l’acte d’exposition, long tunnel dramatique, ce talent pour la phrase, qui séduit et emporte le cœur, montre, dès l’acte II où l’action se noue enfin, des élans d’une beauté et d’une inspiration incontestables, dont on comprend vite qu’ils sont la signature naturelle du compositeur. Et Jean-Marie Zeitouni, que cette partition inspire, porte l’orchestre de l’Opéra à se surpasser dans l’élégance comme dans l’engagement. L’Ouverture, les frémissements de la forêt islandaise au II, le lever du jour sur le Rhin au III, sont de superbes inspirations descriptives, tandis que les chœurs, vaillants, célébrant les dieux, évoquant les mystères de la magie des kobolds et autres esprits, ou fêtant « les feux du matin », sont de très bonne tenue.
Les lignes vocales solistes paraissent parfois moins fascinantes, mais il faut tenir compte d’une distribution qui n’a pas les splendeurs des grands anciens (Lubin, Lawrence, Thill) ou même le niveau de celle qui servait l’œuvre ici voici trente ans. Catherine Hunold les a pourtant, mais elle ne domine pas de haut le fameux « Salut, splendeur du jour » qui marque son réveil. Elle se reprend heureusement pour le duo qui suit avec Sigurd, et donne toute sa superbe dans les émotions fortes et la violente confrontation avec Hilda, qui mène le drame à son implosion finale. Hélas, le Sigurd de Florian Laconi est très inégal, faisant ce qu’il peut avec les restes d’une voix fort séduisante naguère, mais qui s’est durcie, grisée et a perdu sa tenue. S’il soutient les grandes scènes et confrontations avec Gunther et Brunhilde, c’est d’abord en force. Alexandre Duhamel a le timbre plein qui convient aux lignes un peu trop élégantes de Gunther, mais il manque de projection pour donner plus d’épaisseur à son personnage trop conventionnel. Hagen n’a ici rien de la puissance machiavélique de son double wagnérien ; Nicolas Cavallier n’a que peu à chanter pour lui donner de l’ampleur, tandis que Marc Barrard impose aisément un Prêtre d’Odin convaincant. Enfin, si Marion Lebègue fait exister de sa grande voix une Uta maternelle traversée de prémonitions, c’est bien Charlotte Bonnet qui donne, avec Hilda, le plus beau portrait musical de la soirée.
La production de Charles Roubaud, et les éléments de décors coulissants d’Emmnuelle Favre, entre dune et forêts bleutées, ne sortent pas d’une convention assumée, dont les lourds costumes de Katia Duflot accentuent encore le côté space opera.
On en est sortis heureux cependant, séduits par une partition aux enchantements réels. Elle mérite assurément plus que le sommeil profond d’Erda. Qui sera le nouveau Wotan qui l’en sortira définitivement ?
PIERRE FLINOIS