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Sasha Waltz donne corps à la Passion selon saint Jean à Dijon

09/04/2024
© Mirco Magliocca

Auditorium, 31 mars

Trois cents ans, presque jour pour jour, après sa création, à Leipzig, le 7 avril 1724, la Passion selon saint Jean (Johannes-Passion) de Bach est proposée, deux jours de suite, pour le week-end de Pâques, par l’Opéra de Dijon. Leonardo Garcia Alarcon tenant à donner à cet anniversaire une importance particulière, il a demandé à Sasha Waltz, avec qui il avait déjà collaboré sur L’Orfeo de Monteverdi, de la mettre en scène.

Se demandant ce que ce monument de la musique occidentale pouvait avoir à nous dire aujourd’hui, la chorégraphe allemande a conçu un spectacle où, sans négliger la dimension narrative de l’œuvre, ni céder à l’illustration naïve, elle donne littéralement corps à la musique.

Tout s’ouvre dans le silence, sur l’arrivée des onze danseurs nus de la compagnie Sasha Waltz & Guests, s’installant à des tables pour coudre leur propre habit de vie : une nudité en rien gratuite, ni scandaleuse, mais qui vise à nous rappeler que c’est nus que nous venons au monde, et que nous en repartirons.

Puis commence l’incroyable chœur introductif, « Herr, unser Herrscher », où se met en place un dispositif complexe, avec l’orchestre Cappella Mediterranea, placé de part et d’autre de l’estrade, et l’effectif choral, partagé entre le Chœur de Chambre de Namur – également en fosse des deux côtés – et le Chœur de l’Opéra de Dijon – assis au parterre, dans le public –, en un saisissant effet de stéréophonie, qui cueille véritablement le spectateur.

Dans une interaction constante, danseurs, chanteurs, et même musiciens, vont se croiser et se mêler sur le plateau, donnant à voir toute l’ambiguïté d’une musique, dont la violence – celle du fanatisme ou du pouvoir – peut se faire soudain douceur, et la désolation funèbre se muer en lumineuse tendresse.

En un espace scénique en constante transformation, se dessinent des tableaux stylisés d’une grande force. L’on frémit à la folle course à l’abîme d’une foule animée d’une joie mauvaise. Des piques pointées sur Jesus (incarné à la fois par un chanteur et une danseuse) suffisent à dire la contrainte, et des planches, à symboliser la crucifixion.

Quelques bouts de bois assemblés deviennent le cadre d’un triptyque, dans lequel, en quelques poses, est évoqué fugacement le fameux Retable d’Issenheim (Colmar, Musée Unterlinden), une des sources d’inspiration du spectacle. Plus tard, ce seront des fragments du chef-d’œuvre de Matthias Grünewald, qui se reflèteront dans des miroirs…

Le long silence qui suit le bref récitatif décrivant, après « Es ist vollbracht », l’instant de la mort, en même temps que la salle est plongée dans un noir total, est d’une efficacité qui se passe de commentaires. Et quand, ensuite, la vie reprend son cours, quelle lumière, soudain, dans le théâtre comme dans la musique !

C’est dans un parcours émotionnel, visuel comme sonore – à la suavité des mélodies répond la brutalité des sons, marteaux clouant des bouts de bois ou fracas de la chute des planches –, qu’est embarqué le spectateur pour plus de deux heures, durant lesquelles chacun ne peut faire autrement que de ressentir profondément dans sa chair, non seulement la Passion du Christ, mais aussi l’idée de son propre passage sur terre.

À cette lecture scénique radicale répond une réalisation musicale, tout sauf éthérée, mais incarnée, en une constante théâtralité, qui n’exclut en rien la ferveur, ni l’introspection. D’un geste ample, Leonardo Garcia Alarcon tend l’arc de cette immense fresque, avec une précision remarquable, malgré les contraintes spatiales.

Le plateau convoqué est sans faille, et merveilleusement apparié. À la voix ductile, un rien fragile dans l’aigu, peut-être, de Valerio Contaldo, Évangéliste très expressif, répond le ténor plus robuste, admirable d’homogénéité et de sûreté, de Mark Milhofer, pour les airs.

On ne saurait rêver plus grand contraste entre Christian Immler, alliant moelleux du timbre et autorité, pour un Jesus d’une bouleversante humanité, et Georg Nigl, dont l’instrument mordant et l’expressionnisme traduisent bien les doutes de Pilatus. Aussi éloquents l’un que l’autre, ils se partagent les airs de basse, « Mein teurer Heiland » les faisant même alterner.

Ceux d’alto trouvent, avec le contre-ténor Benno Schachtner, un interprète sensible et efficace, tandis que Sophie Junker apporte la lumière de son soprano et la chaleur de son engagement dans « Ich folge dir », comme dans le redoutable « Zerfliesse, mein Herze » – même si, pour ce dernier, sa posture couchée l’empêche de s’y montrer aussi souveraine de souffle qu’elle le pourrait. Mais l’effet visuel est saisissant, le public ne sachant pas, pendant un temps, d’où vient le son.

Une mention spéciale enfin, parmi les quelques musiciens solistes venant sur scène, pour le violoniste Yves Ytier, capable de jouer magnifiquement, tout en dansant : merveilleux exemple de la complémentarité exigée par ce spectacle d’art total !

Créée au Festival de Pâques (Osterfestspiele) de Salzbourg, sur la scène du Manège des rochers (Felsenreitschule), le 22 mars, cette étonnante Passion sera reprise, les 4 et 5 novembre, au Théâtre des Champs-Élysées, l’un de ses coproducteurs. Ne la manquez pas !

THIERRY GUYENNE

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