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Résurrection : pour que le rituel redevienne possible (1)

27/06/2022
© Vincent Beaume

Alors que le Festival d’Aix-en-Provence investit pour la première fois le Stadium de Vitrolles, laissé à l’abandon pendant plus de vingt ans, Pierre Audi, son directeur général, nous livre la réflexion d’une vie artistique entamée dans les années 1970, sur les liens entre le spectacle vivant et les lieux de sa représentation. Premier volet, des ruines de Baalbek à la découverte d’une mine de diamant dans un cube de béton noir.

Je suis né dans un pays, le Liban, qui n’a toujours pas de théâtres – des bâtiments physiques pour des représentations – à proprement parler. On n’y a d’ailleurs, curieusement, pas trouvé de grands théâtres romains – contrairement à la Syrie, par exemple. Ce pays a, en outre, été marqué par des traditions et des cultures de la « non-représentation » : dans l’islam, le théâtre est interdit. Si bien que les théâtres, là-bas, sont des tréteaux, montés en plein air, dans des ruines, un bâtiment détruit, etc… – des lieux essentiellement éphémères.

Pierre Audi © Joel Saget – AFP

Puis j’ai découvert le théâtre d’un coup, en l’espace d’un été. À Bayreuth, à Londres, à Paris. Et tout en a découlé. Mais ce goût m’est resté pour la fragilité d’un spectacle dont le décor n’est pas dicté par une dramaturgie ou un choix esthétique. Car une magie se dégage de l’interaction entre la poésie d’un lieu et l’énergie d’une représentation, qui possède déjà sa dramaturgie propre, en partie laissée au hasard – comme John Cage a pu créer des musiques en se prêtant à l’aléatoire. Cette possibilité de rêver, aussi, qu’offre la respiration naturelle qui s’instaure entre un élément construit, une œuvre, des interprètes et un paysage. Car il s’agit bien d’un paysage – que l’on soit en plein air au Grand Saint-Jean, au Stadium de Vitrolles, dans les ruines de Baalbek ou ailleurs.

Réinvestir et réinventer

Lorsque j’ai pensé l’Almeida Theatre, ouvert à Londres en 1980, c’était en réaction contre un certain type de théâtre anglais. Celui-ci prenait alors la forme, soit d’un théâtre conventionnel donné dans des salles à l’italienne, soit du « black box studio theatre », que je trouvais très ennuyeux, en ceci qu’il faisait ressortir les défauts de toute une production hyper naturaliste, assez bavarde, et un peu documentaire – si bien qu’aller voir une pièce de Beckett ou de Pinter, des auteurs qui, au moins, partaient vers des zones éloignées de tout naturalisme, permettait de souffler.

Le mur de l’Almeida Theatre de Londres © Almeida Theatre

Cet amour de l’abstraction a été à l’origine de l’aventure : trouver un lieu abandonné, et l’utiliser « dans son jus », comme caisse de résonance à des performances allant de la danse au théâtre, de l’opéra au théâtre musical, en passant par l’installation ou le concert de musique de chambre. Et il se trouve que le fameux « mur de l’Almeida » est toujours mis à contribution aujourd’hui, par la cinquième génération de metteurs en scène. C’est le signe que ce mouvement continue de résonner de manière très actuelle.

L’opéra hors les murs

En montant Il combattimento di Tancredi e Clorinda de Monteverdi dans un studio de cinéma dès ma première saison au Dutch National Opera, j’ai très vite ouvert la voie à des représentations de théâtre musical hors les murs : une brèche dans la tradition, qui voudrait que toutes les messes ne puissent être célébrées qu’à Saint-Pierre de Rome. Non : elles se donnent aussi dans des usines, des lieux abandonnés, etc… Initié en 1990, le « cycle Monteverdi » d’Amsterdam s’est poursuivi ainsi, jusqu’à sa conclusion, en 2017, avec Vespro della Beata Vergine, dirigé par Raphaël Pichon, au Gashouder.

Vespro della Beata Vergine de Monteverdi au Gashouder © Ruth Walz

Cette pratique, déjà régulière avec le DNO, a pris une place centrale quand j’ai dirigé, pendant dix ans, le Holland Festival : investir tous les lieux alternatifs – plein air, usines, hangars, etc… – était l’esprit même de l’événement. Plus modeste, la proposition du Festival d’Aix-en-Provence intitulée « Opéra de-ci de-là », qui se déploie dans différents lieux de la ville pour des « opéras-minute », en est aujourd’hui le prolongement : c’est l’idée, à laquelle je crois sincèrement, que la forme du théâtre de tréteaux est toujours susceptible de nous nourrir et de nous séduire aujourd’hui.

Des volumes sur mesure

Le Park Avenue Armory, dont j’ai pris la tête en 2015, est un espace immense, de la grandeur d’un bloc à New York, dans lequel nous sommes obligés de créer des volumes sur mesure pour chaque manifestation : opéra, musique, danse, installation, exposition. J’y ai également présenté beaucoup de théâtre, même si ce n’était pas l’intention de départ – des productions importantes de metteurs en scène comme Ivo van Hove, Ariane Mnouchkine, Satoshi Miyagi ou Simone Stone, qu’il aurait été impossible de montrer dans une salle conventionnelle.

Antigone de Sophocle dans la mise en scène de Satoshi Miyagi au Park Avenue Armory © Stephanie Berger.

Le Stadium de Vitrolles

Tant comme image architecturale – ce cube de béton noir – que comme image elle-même insérée dans celle, plus vaste, du canyon rose-rouge positionné au-dessus de la ville, très près de l’artère qui relie Marseille à Aix-en-Provence, l’édifice conçu par Rudy Ricciotti pour le Stadium de Vitrolles est magnifique. Quand nous avons ouvert les portes, la première chose qui m’a étonné a été la hauteur du lieu, un paramètre très important pour un théâtre. En voyant qu’elle était extrêmement généreuse, j’ai su, avant même de progresser dans le bâtiment, que nous étions tombés sur une mine de diamant, que cet endroit était fabuleux pour imaginer toute une série de projets.

Il est apparu très vite que le dispositif était celui d’une grande aire ouverte, avec un seul balcon, et qu’il serait donc possible de l’appréhender comme une salle modulable. Cette seconde découverte m’a réjoui, car cela signifiait que l’on pourrait varier les jauges, les points de vue, les types de spectacles. De toutes les façons, il était évident qu’il faudrait recommencer à zéro à chaque fois que l’on rouvrirait et, comme à l’Armory, repenser sur mesure chaque implantation.

Intérieur du Stadium de Vitrolles © Vincent Beaume

Parallèlement, nous nous sommes rendu compte que le bâtiment, quoique délabré, était plus opérationnel que nous l’aurions pensé de prime abord. Nous avons donc lancé une étude permettant de voir comment faire entrer rapidement le lieu dans le champ de nos activités. Il y a alors eu cette rencontre miraculeuse avec Loïc Gachon, le maire de Vitrolles, et toute une série d’interlocuteurs dans son entourage. Puis un contact avec l’architecte Rudy Ricciotti, qui s’est montré lui aussi très bienveillant, généreux, ouvert. Et voilà comment, de fil en aiguille, nous en arrivons à la réouverture du Stadium avec la Symphonie « Résurrection » de Mahler.

Un titre symbolique

En découvrant que le balcon était praticable, et que nous n’étions donc pas obligés d’utiliser l’espace du bas pour le public, l’idée est née d’y faire jouer un orchestre symphonique. Le rêve, nourri par le succès du Requiem de Mozart, dans la vision d’un homme de génie comme Romeo Castellucci, au Théâtre de l’Archevêché en 2019, était de prendre une œuvre sacrée ou symphonique, et de lui donner une existence scénique. J’ai immédiatement pensé aux deux personnes les plus ouvertes à ce type d’aventures que j’ai connues dans ma vie : Romeo Castellucci, donc, et Esa-Pekka Salonen.

Romeo Castellucci au Stadium de Vitrolles © Vincent Beaume

Nous avons très vite jeté notre dévolu sur le chef-d’œuvre de Mahler, dont le titre avait du sens, non seulement par rapport à l’ouverture du Stadium, mais encore par son lien avec Requiem, dont il pouvait être considéré comme un second volet en diptyque, et enfin parce que, depuis la première visite du bâtiment, nous avons traversé une pandémie, et qu’a éclaté un conflit d’une extrême gravité, aux résonances mondiales. Dans une période aussi brûlante, grave et émouvante, réintégrer un lieu comme celui-ci ne peut pas relever du geste culturel chic, mais doit aussi prendre en compte le monde dans lequel nous vivons, pourquoi nous faisons ce métier, et à qui nous nous adressons.

À suivre…

PIERRE AUDI, directeur général du Festival d’Aix-en-Provence, d’après un entretien réalisé par TIMOTHEE PICARD, dramaturge et conseiller artistique du Festival d’Aix-en-Provence

Retrouvez le deuxième volet de l’article.

À voir :

Résurrection de Gustav Mahler, avec le Chœur de l’Orchestre de Paris, le Jeune Chœur de Paris, l’Orchestre de Paris, Golda Schultz (soprano), Marianne Crebassa (alto), sous la direction d’Esa-Pekka, et dans une mise en scène de Romeo Castellucci, au Festival d’Aix-en-Provence, Stadium de Vitrolles, du 4 au 13 juillet.

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