Fondé il y a dix ans, le « Valletta Baroque Festival », dont l’édition 2023 s’est tenue du 11 au 29 janvier, est devenu l’un des phares de la vie musicale sur l’île de Malte, joyau posé au cœur de la Méditerranée, au sud de la Sicile. Opéra Magazine a suivi l’événement pendant quelques jours, occasion de découvrir à la fois la remarquable richesse de la programmation et la beauté fulgurante des lieux dans lesquels elle se déroule.
Située au cœur de la Méditerranée, Malte se distingue par la richesse de son patrimoine architectural et artistique, dont La Valette, la capitale, est, sans doute, la meilleure incarnation. Bâtie, à partir de 1565, par l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, la ville est un véritable concentré d’esthétique baroque : églises, palais et musées sont le témoignage de l’importance considérable qu’avait l’art pour les chevaliers – et notamment pour les grands maîtres qui dirigeaient l’ordre –, architectes, peintres et sculpteurs venant de l’étranger pour travailler à la construction et à l’ornement de la cité. La musique n’était pas en reste : qu’elle soit profane, sacrée, lyrique, de divertissement, elle occupait, en effet, une fonction importante sur l’île. Structurée et organisée, elle bénéficiait des nombreux échanges entre Malte et le reste de l’Europe.
On aurait pu penser que, dans un lieu aussi chargé d’histoire, où le baroque est omniprésent, les interprétations « historiquement informées » deviendraient une évidence. Pourtant, lorsque Kenneth Zammit Tabona a imaginé un festival de musique ancienne, en 2013, il s’est vite trouvé confronté à un problème majeur : il n’y avait pas d’instruments anciens sur l’île. Il a donc fallu en faire venir pour que prenne vie le « Valletta Baroque Festival » qui, depuis onze éditions maintenant, chaque mois de janvier, fait renouer les musiciens et le public maltais avec une esthétique qui s’était perdue, au fil des siècles.
Malgré son nom, l’événement s’est rapidement déployé à l’ensemble de Malte, qui offre un décor tout trouvé à ce genre de manifestation. Cette année, les concerts se sont ainsi déroulés dans pas moins de vingt lieux, parmi les plus beaux et les plus emblématiques de l’île : le palais Saint-Antoine, actuelle résidence du président de la République, le palais Verdala et le palais Parisio, ou encore les nombreuses églises maltaises, dont la basilique Sainte-Hélène de Birkirkara, la basilique Saint-Dominique, l’église des Jésuites de La Valette et, bien évidemment, la co-cathédrale Saint-Jean, qui abrite des toiles du Caravage (dont l’immense et célébrissime Décollation de saint Jean-Baptiste). Celle-ci constitue, sans doute, l’un des lieux les plus impressionnants du Festival par la richesse de son architecture et de ses ornements.
Expérience musicale et visuelle
Dès sa création, l’ambition de la manifestation était donc claire : offrir au public une expérience totale, aussi bien musicale que visuelle. Ancrer, également, la musique au cœur d’un territoire qui arbore fièrement son héritage culturel et où le baroque est, de fait, partout autour de soi. « Le Festival a marché immédiatement, explique son fondateur et directeur artistique, Kenneth Zammit Tabona. L’île regorge de trésors, et il y a tant à voir et à découvrir ! On aurait pu faire quelque chose de plus avant-gardiste que de la musique baroque, mais on ne change pas une équipe qui gagne. Comme je le dis toujours, il faut être fier de ce qu’on a et le montrer. »
Pour rendre l’événement possible, il était nécessaire de faire venir des spectateurs étrangers, le public local étant trop restreint pour une manifestation de cette ampleur. Il fallait aussi attirer les amateurs (voire les spécialistes) du répertoire baroque, sans pour autant se fermer à de nouveaux publics qui, de passage à Malte ou habitant l’île, pourraient découvrir cette musique. La programmation propose donc des pièces très connues ou plus pointues, pour tenter de plaire au plus grand nombre.
À côté des Variations Goldberg (un incontournable du Festival), des Quatre Saisons, d’Aci, Galatea e Polifemo ou de Zadok the Priest, on trouvait ainsi, cette année, le rare Giardino di rose d’Alessandro Scarlatti et, surtout, la première mondiale de la Messe en sol de Girolamo Abos (1715-1760), qui venait clore cette édition 2023. L’éclectisme est aussi de mise, le baroque dialoguant avec les époques et les genres : on ne s’étonne donc pas de voir Richard Strauss, Arvo Pärt et Prokofiev au programme, ni que le Théâtre Manoel accueille un concert « BaRock » entre ses murs – événement qui a fait salle comble.
C’est également dans une idée d’ouverture qu’est commandée, chaque année, à un compositeur maltais une œuvre créée dans le cadre du Festival. Le public a ainsi pu découvrir Verietta de Véronique Vella, interprétée par le Malta Philharmonic Orchestra. Une pièce inspirée des Variations Goldberg, dont l’auteure cite des fragments, tout en les intégrant à une esthétique plus contemporaine, moins intellectuelle que contemplative, et sensible aux couleurs et aux atmosphères. Le baroque se révèle donc, également, dans l’originalité de la programmation et dans sa profusion, dans ses irrégularités et ses détours.
Cet aspect est d’autant plus important après deux éditions réduites en raison du Covid. La situation est heureusement revenue à la normale, et les événements initialement prévus ont, pour la plupart, été repoussés. « Je dirais que 85 % des concerts du Festival sont des reports. Nous avons gardé le programme quasiment intact », explique Kenneth Zammit Tabona. Un programme accueillant, entre autres, l’Orchestra of the Age of Enlightenment, le Gabetta Consort, le mandoliniste Avi Avital, le violoniste Charlie Siem, ou encore la basse Trevor Eliot Bowes.
L’un des plus anciens théâtres d’Europe
Si ce festival est un moment important dans l’année, qui a permis à Malte de renouer avec son héritage musical, ainsi que de créer un nouvel espace d’échanges européens et internationaux, le lieu le plus emblématique de La Valette et de sa vie artistique reste le Théâtre Manoel. Situé au cœur de la ville, c’est aujourd’hui le troisième plus ancien théâtre d’Europe toujours en activité. Construit en 1731, il doit son existence au grand maître Antonio Manoel de Vilhena, qui voulait doter l’île d’un lieu de divertissement ouvert à tous, alors que l’opéra et l’art dramatique étaient encore l’apanage de la noblesse.
Les dimensions assez réduites de la salle (623 places) en font, étonnamment, un espace assez chaleureux et convivial, malgré la richesse de son décor, tout en bois et orné à la feuille d’or. L’œil est très vite attiré par le plafond, qui donne l’illusion d’un dôme, surmonté d’un lustre. Cette décoration explique, en partie, la renommée que le Théâtre Manoel a connue, dès le XVIIIe siècle. Entre ses murs se sont ainsi fait entendre des œuvres de Hasse, de Piccinni, de Galuppi, d’Isouard ou de Catrufo (dont deux opéras ont été créés ici), puis les grandes partitions belcantistes, le public maltais aimant particulièrement l’opéra italien. Mais l’arrivée des Britanniques sur l’île – et le besoin de construire un plus grand théâtre, afin d’accueillir un nombre toujours croissant de spectateurs – a, durant plusieurs décennies, laissé le Théâtre Manoel au second plan de la vie musicale maltaise.
En effet, devenue colonie britannique, en 1814, Malte voit s’ériger, entre 1862 et 1866, le Royal Opera House de La Valette, conçu par Edward Middleton Barry – l’architecte du Royal Opera House de Londres. Avec ses 1 095 places assises, le nouvel Opéra répond à l’engouement du public pour le répertoire lyrique. Malheureusement, un incendie, en 1873, le garde fermé durant plus de quatre ans ; puis, en 1942, des bombardements le détruisent presque intégralement. L’histoire du Royal Opera House a donc été de courte durée, d’autant plus que les divers projets de reconstruction qui se sont succédé n’ont jamais abouti. Ses ruines sont toujours là, parfaitement visibles et comme totalement intégrées au paysage.
Elles ont connu, malgré tout, une seconde vie quand, en 2009, la rénovation de cette partie de la ville a été confiée à Renzo Piano. Mais dans son projet, l’architecte n’a pas touché aux vestiges extérieurs du Royal Opera House, ni cherché à lui redonner une structure complète – et encore moins son faste passé, ce qui n’a pas été sans créer des polémiques à La Valette. Les lieux occupent donc désormais une fonction de théâtre de plein air, mais restent un témoignage visible et frappant de l’histoire de la ville, et des bombardements qui l’ont touchée.
L’ancien Opéra a ainsi cédé au Théâtre Manoel, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la priorité sur le répertoire lyrique – lui qui, durant un temps, avait servi de salle de cinéma… Une longue restauration a permis de lui rendre ses couleurs et son prestige pour sa réouverture officielle, en 1960 : désormais « théâtre national », il propose, chaque année, une programmation d’opéra, de théâtre et de ballet, aussi bien que des récitals, des concerts et des actions pédagogiques destinées à la population maltaise.
Une pratique « historiquement informée »
Une importante partie de la vie musicale est assurée par le Malta Philharmonic Orchestra, créé en 1968 et dirigé par le chef arménien Sergey Smbatyan. Interprétant le répertoire symphonique et lyrique, le MPO se produit sur l’île principale de Malte, comme sur celle de Gozo. Deuxième île de l’archipel maltais, Gozo possède, en effet, deux théâtres pour une superficie de 64 m² et une population de 30 000 habitants : le Théâtre Aurora et le Théâtre Astra prouvent l’engouement du public pour l’opéra et la comédie musicale, qui constituent le cœur de la programmation.
Autre orchestre désormais bien implanté à Malte, le Valletta International Baroque Ensemble a été créé, en décembre 2012, à la veille de la première édition du Festival. Sur une île qui, on l’a dit, n’en était pas familière, le VIBE a placé au cœur de son travail les interprétations « historiquement informées », sur instruments anciens. Durant la manifestation, bien sûr, mais aussi toute l’année, ce qui permet à la musique baroque de rester toujours présente, interprétée par des spécialistes.
C’est dans cette même idée qu’a été initié, en 2017, au Théâtre Manoel, le « Monteverdi Project », qui forme des chanteurs à la musique ancienne et leur fait aborder, entre autres, le répertoire encore assez inédit des compositeurs maltais. Placé sous la direction du maestro Marco Mencoboni, le jeune ensemble a ainsi abordé les œuvres de Girolamo Abos ou encore des frères Balzano, Giuseppe (1616-1700) et Domenico (1632-1707), dont on découvre les partitions dans les archives de la cathédrale Saint-Paul de Mdina.
Avec ces ensembles vocaux et orchestraux permanents, le « Valletta Baroque Festival » ne manque pas de projets : Kenneth Zammit Tabona prépare déjà Apollo et Hyacinthus, opéra en latin du très jeune Mozart, et Theodora de Haendel. Ainsi, Malte a su trouver les ressources pour faire vivre son héritage musical, tout en mettant en valeur son territoire et les trésors baroques qu’elle abrite.
Merci à l’Office du Tourisme de Malte (www.visitemalte.com) qui a facilité la rédaction de cet article.
CLAIRE-MARIE CAUSSIN