En concevant le Festspielhaus de Bayreuth, Richard Wagner a repensé de fond en comble le rapport entre l’œuvre – en l’occurence la sienne, exclusivement – et le lieu de sa représentation. Quels ont été les échos et influences, immédiats ou lointains, de cette révolution architecturale sur les maisons d’opéra construites depuis lors ? Troisième et dernier volet, pour ouvrir les champ des possibles, jusqu’aux antipodes.
Des révolutions wagnériennes en matière de salle de spectacle, aucun directeur d’institution, aucun architecte n’a repris, au début du siècle dernier, les idées réalisées à Bayreuth, hors la pâle imitation qu’est le Prinzregententheater. Il faut lui ajouter, quoique hors du domaine opératique, le Théâtre du Jorat, à Mézières, baptisé « le Bayreuth latin » : cette grange en bois construite en 1908, abrite encore une salle en forte pente, mais de plan rectangulaire, et sans fosse d’orchestre – ce qui n’a pas empêché d’y créer la musique de scène d’Arthur Honegger pour Le Roi David de René Morax.
La fin du XIXe et la première moitié du XXe siècles proposent surtout les réalisations stéréotypées du bureau viennois Fellner und Helmer, auteurs prolifiques de l’Opéra de Zurich, du Komische Oper de Berlin et de la remise au goût du jour du Theater an der Wien, ainsi que d’une quarantaine d’autres salles ressassant de façon assez banale la forme traditionnelle à l’italienne, au contraire du Théâtre des Champs-Elysées, véritable manifeste Art Déco signé en 1913 par Auguste Perret, qui en réécrit le plan, en l’insérant dans un cercle parfait. On ne saura jamais ce qu’aurait été le Festspielhaus pour le Mönchsberg à Salzbourg, imaginé en 1924 par Gustav Poelzig, l’architecte du Schauspielhaus de Max Reinhardt à Berlin. Malgré la pose d’une première pierre, il est resté au stade d’esquisse, mais fait partie des monuments de papier de l’architecture utopiste, comme bien plus tard le Wagner Space Opera voulu par le dessinateur de BD Philippe Druillet.
L’amphithéâtre pour tous
Pourtant, si les innovations de la machine à regarder frontalement l’Action théâtrale vont peu à peu faire leur chemin, les révolutions qui suivent au XXe siècle ne retiennent, sur le plan architectural, que peu de choses du Festspielhaus de Bayreuth. Certes, l’obscurité imposée à la salle en 1876, renvoyant le paraître social aux espaces extérieurs, devient la règle au fur et à mesure que la mise en scène prend de l’importance. De la fosse cachée, en revanche, personne ne voudra, même si certains théâtres font parfois, pour jouer Wagner uniquement, installer des mantelets sur leur fosse classique pour moduler l’impact sonore d’un orchestre volontiers tonitruant, sans que cette pratique additionnelle ne s’impose. Et si la forte pente caractéristique de Bayreuth n’est nulle part reprise, l’amphithéâtre égalitaire devient, lui, une constante, montrant l’évolution de la société.
Il faut toutefois attendre les immenses destructions provoquées en Europe par la Deuxième Guerre mondiale, puis l’appétit de partage culturel qui s’impose à la suite, pour que la construction – ou la reconstruction – de nouvelles salles d’opéra explore toutes les déclinaisons possibles. De fait, et majoritairement, c’est l’amphithéâtre à faible pente et en arc de cercle qui gagne la partie. Reste à choisir la forme : amphithéâtre unique, surplombé de plusieurs petits balcons plus ou moins profonds, et délaissant loges et balcons latéraux, comme au Grand Théâtre de Genève, dont la salle totalement rénovée suite à l’incendie de 1951, sera dotée, en 1962, de trois grands balcons par les architectes Charles Schapfer et Marcello Zavelani Rossi ; à l’Aalto-Theater d’Essen, conçu en 1958 par Alvar Aalto, mais achevé trente ans plus tard ; ou encore au Grand Théâtre de Provence, signé Vittorio Gregotti, et inscrit, à l’instar du Théâtre des Champs-Élysées, dans un cercle parfait.
Parallèlement, on réalise aussi des salles à deux niveaux, l’amphithéâtre supérieur s’avançant plus ou moins fortement sur l’inférieur, comme au Grosses Festspielhaus de Salzbourg, signé par Clemens Holzmeister en 1960, ou au Muziektheater d’Amsterdam, dû à Wilhelm Holzbauer, en 1986. Autres possibles encore, avec une volumétrie intérieure affirmée, en largeur (le « Karajanorama » du Grosses Festspielhaus de Salzbourg), ou en verticalité comme à l’Opéra Bastille (Carlos Ott en 1989).
Naissance d’une science
C’est que l’on s’est bientôt cru libre de se conformer au modèle américain de la démesure, née avec les salles de cinémas, qui envahit rapidement les auditoriums de concert, puis les maisons d’opéra, permettant l’augmentation du nombre de spectateurs pour d’évidentes raisons de rentabilité. Le Metropolitan Opera de New York, signé en 1966 par Wallace K. Harrison, est, avec ses 3824 places, l’exemple poussé à l’extrême de ce qu’il faut à tout prix éviter – tandis que l’on n’hésite plus guère à monter l’opéra dans d’immenses stades ou palais des congrès, quitte à sonoriser.
Sans parler des salles en plein air, prenant la suite et leur justification dans ces merveilles de sonorité ascendante que sont le Théâtre grec d’Épidaure, le Théâtre romain d’Orange, et l’Odéon d’Hérode Atticus athénien – à l’inverse des trop vastes Arènes de Vérone ou, bien plus récentes, de Béziers, et autre Stade de France, désastres acoustiques majeurs. Comme pour les trois versions du Théâtre de l’Archevêché à Aix-en-Provence, à la fosse pas toujours maîtrisable, ou les façades sur cour ou jardins de certains châteaux, aux charmes réels, on fait là trop souvent fi de la nature de l’énergie sonore, qui impose sa redoutable complexité dès que la jauge dépasse les 1800 à 2000 spectateurs, ou que la forme ou le volume sont définitivement trop grands ou trop ouverts sur la nuit d’été…
Ce qui n’était qu’empirisme aux siècles précédents devient peu à peu une science qui progresse par tâtonnements, et donne naissance, à la fin du XXe siècle, à une ingénierie nouvelle, celle de l’acousticien. Pour corriger d’abord, et tant bien que mal, les erreurs du geste architectural, puis pour les prévenir en intervenant jusque sur la forme de la salle et ses matériaux. Rudy Ricciotti, l’architecte du Mucem, à Marseille, mais aussi de la Nikolaisaal de Potsdam, reconnait ainsi que, désormais, « les acousticiens sont les maçons du volume acoustique ».
L’emblème de la cité
Les batailles de spécialistes ne sont pas exclues, qui opposent les partisans des salles rectangulaires (Festspielhaus de Baden-Baden de Wilhelm Holzbauer, 1998, Auditorium de Dijon, signé Arquitectonica, 1998, Cidade das Artes de Christian de Portzamparc à Rio de Janeiro, 2012) aux possibles salles en vignoble, depuis la remise en question de la frontalité théâtrale (l’anneau de cinquante-huit mètres de diamètre du Ring de Pierre Audi envahissant le parterre au Muziektheater d’Amsterdam en 1998), tandis que d’autres reprennent les balcons latéraux dans l’esprit de la tradition italienne, comme Santiago Calatrava au Palau de les Arts de Valence, Snøhetta à Oslo, ou Zaha Hadid à Guangzhou…
Tous les possibles restent ouverts, y compris la reconstitution à l’identique de merveilles du passé détruites par le feu (le Liceu de Barcelone, la Fenice de Venise), ou l’intégration dans les murs existants (l’Opéra de Lyon, dû à Jean Nouvel). Car depuis que l’Opéra de Sydney de Jørn Utzon, geste architectural magnifique, chantier interminable, et bricolage intérieur raté, est devenu l’emblème de la ville dont il domine le port, la place de l’opéra dans la cité semble garantie.
Dans cet immense foisonnement, Bayreuth a gardé sa spécificité originale, et faute d’avoir imposé un modèle, n’en reste pas moins un marqueur historique fondamental.
PIERRE FLINOIS