En concevant le Festspielhaus de Bayreuth, Richard Wagner a repensé de fond en comble le rapport entre l’œuvre – en l’occurence la sienne, exclusivement – et le lieu de sa représentation. Quels ont été les échos et influences, immédiats ou lointains, de cette révolution architecturale sur les maisons d’opéra construites depuis lors ? Réponses en trois étapes, dont le point de départ ne peut être que la Colline sacrée.
Bayreuth, 22 mai 1872. Richard Wagner fête son 59e anniversaire, avec la pose de la première pierre de son futur Festspielhaus (Maison des Festivals), qui verra, en août 1876, la création du cycle complet de Der Ring des Nibelungen, lors du premier Festival de Bayreuth. Aucun musicien n’aura ainsi monumentalisé dans la pierre son ego : à son œuvre seule consacré, le Festspielhaus s’avère aussi une révolution architecturale, qui aurait pu marquer un tournant dans la conception des salles d’opéra. Figée depuis la naissance du genre, la forme du théâtre à l’italienne avait fini par s’imposer partout, avec ses variantes de plans en fer à cheval ou circulaire, et ses corolaires de public en représentation plus qu’à l’écoute…
Inadmissible pour Wagner, réformateur auto-proclamé, dans son ouvrage théorique Das Kunstwerk der Zukunft (L’Œuvre d’art de l’avenir). Son projet exige, en effet, la concentration du spectateur sur l’Action scénique, au cœur du concept de Gesamtkunstwerk (œuvre d’art totale). En découle de renouveler la disposition de l’auditorium, centré non plus sur lui-même, comme miroir de la bonne société, mais sur la scène, foyer majeur de cette Action. Ainsi que de déplacer la fosse d’orchestre hors du champ visuel du spectateur, et de plonger la salle dans l’obscurité. Bref, un changement radical de l’ambiance sociale de la représentation comme de l’architecture de son lieu.
Une architecture quasi-industrielle
Le Festspielhaus tel qu’il se présente en 1876, est la version finale de deux projets esquissés pour Munich dix ans plus tôt, sur les idées de Wagner, par l’architecte Gottfried Semper, dont les plans sont repris à Bayreuth par son confrère Otto Brückwald. C’est une lourde bâtisse fort éloignée des élégants monuments à colonnes et fronton, qui représentent alors un idéal architectural pour la société bourgeoise en plein essor.
De l’extérieur, posé à mi-hauteur d’un colline boisée – et sacrée, pour ceux qui la gravissent chaque été, afin de célébrer le culte wagnérien – dominant, au nord, la petite cité franconienne, il apparaît constitué de deux volumes parallélépipédiques accolés : le premier, comportant trois niveaux, précédé d’une façade cintrée, et flanqué de quatre tours servant aux escaliers, est couvert d’un toit à quatre pentes dominé par un édicule de ventilation primitif. Il héberge les services dédiés au public, espaces d’accueil et de distribution latérale de l’auditorium caché en son centre. Couvert d’un toit à deux pentes, et visible de loin, le second, à trois niveaux plus bas, et nanti de deux ailes destinées aux ateliers et au stockage de décors, abrite les services administratifs, et enserre sur trois côtés le volume de la monumentale cage de scène.
« Pas d’ornements ! », avait écrit Wagner, par esprit d’économie. Les façades sont donc à pans de bois (poutres, poteaux et croisillons, remplacés dans les années soixante par des structures en béton clair), avec des remplissages de briques ocre et rouge, et des châssis de bois peint, donnant à l’ensemble un caractère d’atelier ou de bâtiment industriel.
Une salle innovante
Inspirée par le théâtre grec, l’idéal égalitaire de Wagner, la salle réalise toutes ses intentions. Elle comporte un amphithéâtre de 29 mètres de profondeur, constitué de 30 gradins circulaires, qui montent en forte pente (29,6 %) depuis la fosse d’orchestre. La forme en plan est celle d’un triangle circulaire, dont le sommet est au centre du plateau, mais qui s’inscrit dans le cadre rectangulaire de la salle par un artifice original dû à Brückwald : sept murs écrans se détachent progressivement des parois latérales pour s’avancer d’autant plus fortement qu’ils sont proches de la scène. Terminés par une colonne corinthienne et un pilastre engagé, ils animent les parois latérales que la suppression des loges voulue par le compositeur aurait rendues nues, tout en créant un effet de perspective étonnant, qui accentue l’effet de profondeur de la salle, et fait paraître le plateau plus lointain. Au dos, l’amphithéâtre est fermé par une paroi verticale circulaire percée de onze hautes loges, et d’une galerie haute servant de poulailler.
La décoration est réduite : un plancher de bois brut porte des sièges cannés sur armatures bois – pas question de confort, propice au sommeil dans une salle où l’on baisse l’éclairage –, parois en bossage de plâtre peint, et plafond de bois figurant, seule concession à l’ornement, le velum rayonnant des théâtres antiques. Les tons sont pastels, jaune, ocre, et bleu, avec des rehauts d’or, seul le velours rouge sombre des loges, à qui le public tourne le dos, rappelant la tradition.
Une fois assis, le regard du spectateur descend vers le double cadre de scène, qui enserre la fosse d’orchestre, invisible. Elle prolonge en contrebas d’un mètre soixante la pente de la salle sur six gradins – dont trois sous le plateau – où s’installent chef et orchestre, cachés du public. Car l’ouverture de cette fosse est équipée de deux mantelets de bois : le premier, vers la salle, est une portion de tore, qui masque entièrement au spectateur la réalité technique de la création du son, le second, une portion de cône plus pentue que le plateau, et disposée devant la scène, dirige le regard du chef vers le plateau. Ils occultent tous deux une grande partie de la lumière émise par la fosse, mais servent avant tout à réaliser le secret du son de ce que Wagner appelait « Mystischer Abgrund » (abîme mystique).
Une merveille acoustique
Toute personne assistant à une représentation à Bayreuth est frappée par l’acoustique hors-norme du lieu, caractérisée par une spatialisation du son orchestral qui ne se rencontre nulle par ailleurs. Si la voix provenant du plateau peut y être localisée avec précision, le son de l’orchestre semble ne pas avoir de source définie. C’est qu’aucun son émis de la fosse n’atteint le spectateur sans avoir au préalable été réfléchi par le plafond de la salle, créant un effet de tapis sonore monophonique. Conséquence : un temps de réverbération très lent, accentué par les qualités des matériaux (brique et bois surtout) et l’absence de tissus aux murs – sauf à ceux des loges, où il absorbe les éventuels harmoniques qui naissent après trente mètres de parcours du son. Les voix, elles, frappent l’oreille directement depuis le plateau, sans avoir à passer au-dessus d’une fosse trop large : cela explique pourquoi, à Bayreuth, elles n’ont jamais eu à être gigantesques, et peuvent donner au texte – plus important que la musique pour Wagner – une intelligibilité parfaite.
Réussite absolue, le Festspielhaus de Bayreuth est donc une machine à écouter et voir – on dirait aujourd’hui un caisson d’immersion pour la vue et l’ouïe – d’un raffinement extrême. Reste à savoir pourquoi il n’a pas servi de modèle pour la construction des théâtres qui l’ont suivi.
À suivre…
PIERRE FLINOIS