Semperoper, 26 mars
À la création de Innocence à Aix en juillet 2021 (voir O. M. n° 175 p. 25 de septembre 2021), Patrick Scemama avait écrit en ces pages sa conviction d’être face à un chef-d’œuvre qui resterait dans le répertoire. Sentiment confirmé avec cette nouvelle production du dernier opéra de Kaija Saariaho, la troisième (la deuxième ayant été donnée à Gelsenkirchen en 2024) : Innocence est une œuvre dure, mais belle, un opéra majeur qui tira sa force tant du livret habile de Sofi Oksanen – traitant aussi bien de problématiques d’aujourd’hui, comme le harcèlement scolaire ou la libre détention des armes à feu, que de questions éternelles comme les secrets de famille et la résilience après un drame – que de la richesse et de la puissance de sa partition. Dans une mise en scène sensible, fidèle et puissante, Lorenzo Fioroni divise l’espace entre une avant-scène où se déroule le mariage et, derrière, un plateau incliné et tournant qui représente la classe où s’est déroulée la tuerie. Les deux univers se distinguent clairement, même s’ils finiront inévitablement par interagir au fil des révélations.
Au premier plan, la famille du marié, ainsi que celle du tueur, non invité à la fête, mais dont on comprendra peu à peu que c’est lui qui officie comme photographe et cameraman. Le père et la mère, le marié et la mariée, le prêtre, tous évoluent en costumes bourgeois victoriens, avec une raideur presque comique à la Tim Burton qui dit leur enfermement dans les conventions sociales et le mensonge. Derrière eux, en surplomb et en tenues d’aujourd’hui, les élèves survivants sur un espace blanc, au milieu de meubles recouverts de draps blancs comme dans une maison en deuil. Ce sont, on le découvrira, les bureaux de la classe. C’est aussi, sur le sol, un cadavre oublié et recouvert à la hâte : celui de Marketa, la fille de la serveuse du mariage, le fantôme, seule victime de la fusillade à qui Saariaho donne la parole en en faisant l’égale de ses camarades. Sauf qu’eux parlent – chacun dans sa langue, il s’agit d’une école internationale –, alors qu’elle chante dans un mode folklorique.
S’il réussit magistralement la scène du récit de la tuerie, qui vaut reconstitution du drame, Fioroni excelle aussi à révéler finement les zones sombres de l’histoire, cette addition d’éléments qui finit par convaincre que personne n’est innocent. L’usage de la vidéo en direct se révèle très pertinent, et le final est bouleversant. Coup de chapeau également pour l’univers visuel dépouillé de Paul Zoller avec ces grands rideaux de plastic griffé, cette pluie de grands papiers blancs, ces éclairs de lumières stroboscopiques puis, peu à peu, cette neige qui tombe inlassablement comme pour cacher le drame.
Le spectacle bénéficie d’un excellent plateau vocal, avec plusieurs chanteurs de la troupe du Semperoper. Tous les solistes sont dignes d’éloges, mais on admirera particulièrement la virtuosité des coloratures et la netteté des aigus de Rosalia Cid (la mariée), la solidité d’Anu Komsi (la belle-mère), l’élégance de Mario Lerchenberger (le marié) ou l’expressivité sobre mais ferme de Paula Murrihy (la serveuse). Remarquable également, le chant atypique de Venla Ilona Blom (Marketa). Pour se débuts au Semperoper, Maxime Pascal déploie la partition avec un souci du détail et un grand sens de la construction dramatique. Après une ouverture presque chambriste, il impose peu à peu un orchestre âpre qui se révèle d’une grande pertinence théâtrale : une lecture peut-être moins consensuelle que celle de Susanna Mälkki lors de la création, mais qui montre que la richesse de la partition de Saariaho réside aussi dans la pluralité des approches possibles.
NICOLAS BLANMONT