Les chanteurs mythiques Renata Scotto (1934-2023)
Les chanteurs mythiques

Renata Scotto (1934-2023)

26/09/2023
Lady Macbeth dans Macbeth, à New York (1982). © The Metropolitan Opera Archives

Survenue dans la nuit du 15 au 16 août dernier, la disparition de la soprano italienne laisse un grand vide dans le cœur d’innombrables mélomanes à travers le monde. Après l’hommage rendu, à chaud, par Opéra Magazine, dans la page « Éditorial » de son dernier numéro (n° 195), nous avons choisi, pour évoquer l’art et la personnalité de Renata Scotto, de reproduire des extraits d’un entretien paru, en mars 1995, dans le numéro 189 d’Opéra International (1). Il offre un complément idéal à celui réalisé par Thierry Guyenne, il y a dix ans, publié dans notre numéro 92.

L’évolution vocale

« J’avais 17 ans quand j’ai foulé pour la première fois les planches, et 18 quand j’ai débuté dans La ­traviata ! Ma voix possédait déjà un certain corps, mais mon professeur, soucieux de m’assurer une longue carrière, m’a conseillé de me limiter au bel canto romantique, à de très rares exceptions près, Madama Butterfly en tête. Pendant quinze ans, j’ai donc chanté pour l’essentiel Bellini, Donizetti et les rôles « légers » de Verdi, en ne renonçant jamais à l’idée qu’un jour, je pourrais m’aventurer sur d’autres terres. Je n’aurais jamais pu me satisfaire d’un répertoire de cinq ou six rôles, et je suis ravie d’en avoir abordé soixante-quinze ! À chaque fois, j’essayais de me renouveler, d’apporter quelque chose de nouveau. À la fin des années 1960, j’ai senti que le moment était venu : Giselda (I Lombardi), à Rome, en 1969, a ouvert la voie à Elena (I vespri siciliani), Amelia (Un ballo in maschera)… jusqu’à Lady Macbeth, ma dernière prise de rôle verdienne, en 1981. Partie du lirico coloratura de Gilda (Rigoletto), j’étais parvenue au grand soprano dramatique ! J’ai même enregistré Abigaille (Nabucco), un véritable défi qui fait reculer la plupart des sopranos (2). »

Puccini

« J’ai chanté tout ce qui pouvait me convenir sur le plan artistique, y compris la rare Fidelia (Edgar). Trois de ses héroïnes, seulement, manquent à l’appel : Magda (La rondine), Turandot, qui ne m’a jamais intéressée, et Minnie (La fanciulla del West) ; celle-ci, je la regrette un peu. Ma préférée reste Cio-Cio-San (Madama Butterfly), abordée peu après mes débuts et qui n’a jamais quitté mon répertoire. Je l’ai interprétée plus de six cents fois, je l’ai enregistrée à deux reprises en studio et, à chaque fois, j’ai vécu une expérience nouvelle ! De toute manière, je n’aurais jamais pu me répéter, me transformer en machine. Chaque fois où j’ai gravé le même rôle à quelques années de distance, j’ai cherché à insuffler, devant les micros, tout ce que j’avais appris dans l’intervalle. Chaque version est le reflet d’une étape de ma carrière et, quand j’aurai disparu, les disques ne seront-ils pas le seul moyen, pour les générations futures, de savoir qui était Renata Scotto ? Pour les mêmes motifs d’authenticité, j’ai toujours préféré, en studio, les longues prises, d’un seul tenant, qui préservent l’intensité et la cohérence d’une interprétation. La splendeur du son n’a jamais été, pour moi, une fin en soi, et je sais pertinemment que ma voix n’est pas toujours « belle ». L’essentiel est de léguer une vraie incarnation.


Mimi dans La Bohème, à Milan (1959). © Teatro alla Scala/Erio Piccagliani

Pour en revenir à Madama Butterfly, c’est également ie premier opéra que j’ai mis en scène, au Metropolitan Opera de New York, en 1986, avec moi-même en Butterfly. À mes débuts, je me contentais d’exécuter ce que l’on m’avait appris, je chantais, tout simple­ment, sans savoir exactement qui était Cio-­Cio-San. Tout simplement, c’est beaucoup dire : le rôle est meurtrier sur le plan vocal et, si vous ne mesurez pas vos efforts, vous ris­quez d’arriver épuisée au III. Le problème est également d’ordre psychologique : si vous vous investissez trop dans le drame, vous fondez inévitablement en larmes, au milieu du II. Au fil des ans, j’ai découvert que les « petites femmes » de Puccini étaient, en réalité, des femmes fortes, aussi tendres et fragiles qu’elles puissent paraître. Ce ne sont pas d’innocentes victimes, comme dans certains opéras de Verdi. Avec Puccini, l’essentiel est dans le rapport au public ; ses personnages sont si humains, si proches de nous, que le spectateur sera forcément amené à s’y identifier. Le compositeur choisissait avec soin ses livrets, avec le souci constant de toucher directement les cœurs. »

Le répertoire allemand

« Avant la Maréchale (Der Rosenkavalier), à Catane, en 1992, je n’avais jamais chanté sur une scène en allemand. Plus jeune, j’avais certes incarné à plusieurs reprises Ännchen (Der Freischütz), mais c’était en italien, et ma seule confrontation avec cet idiome avait le récital pour théâtre. L’expérience m’a entièrement satisfaite et, pour les trois années à venir, j’ai d’ores et déjà accepté Der Rosenkavalier, à Berlin et à Bonn. J’ai toujours eu un faible pour Richard Strauss ; j’affectionne tout particulièrement ses lieder, Morgen !, Zueignung, Wiegenlied… et je fantasme sur Ariadne (Ariadne auf Naxos) ou Elektra ! Kundry, c’est un vieux rêve que le Festival de Schwerin me donne l’occasion de concrétiser, cette année. J’ai cru m’évanouir de bonheur, quand on me l’a proposé ! J’ai aussitôt accepté, d’autant qu’il s’agira d’une version de concert de Parsifal. »

La Voix humaine

« En tant que chanteuse, j’ai toujours subi, sur une scène, les contraintes de la musique. Avec La Voix humaine, j’ai pu enfin m’exprimer comme une actrice à part entière et vivre de bout en bout le personnage. Le bel canto, pour communiquer une émotion, utilise un langage mélodique extrêmement particulier et, surtout, impose à l’interprète d’énormes contraintes techniques. Dans le savant mélange de chant et de parlando imaginé par Poulenc, chaque mot compte et toute la difficulté réside dans la manière de les projeter. Erwartung de Schoenberg, que j’ai abordé en 1994, est encore l’un de ces opéras qui se déroulent entièrement dans la tête de la protagoniste. Freud n’est jamais loin, et j’ai eu toute latitude d’explorer les tréfonds de l’âme féminine. »

La mise en scène

« J’ai toujours cherché à éviter les problèmes, mais je me souviens d’une Norma, à Bonn, où l’on m’avait affublée d’une jupe noire et d’une paire de bottes. Juchée sur le toit d’un camion, j’étais entourée de terroristes, armés de mitraillettes ! Je m’étais engagée et j’ai accepté de me plier à cette démarche, en me disant que Bellini était plus important que le metteur en scène… L’essentiel restait de faire vivre la musique.


Miss Lucia dans Lucia di Lammermoor, à Milan (1967). © Teatro alla Scala/Erio Piccagliani

[En tant que metteuse en scène], je commence par réunir les artistes, à l’écoute de leurs opinions. Avant de leur imposer des directives, il est, en effet, indispensable que je connaisse leur personnalité. Les jeunes, souvent, n’ont pas d’idée précise sur leur rôle et je suis alors ravie de les gui­der. Dans un deuxième temps, je les laisse jouer à leur guise, je les laisse innover. Si cela fonctionne, pourquoi changer ? Ma tâche principale est de leur apprendre à être simple, à ne pas en faire trop. C’est la leçon que m’ont enseignée des réalisateurs de l’envergure de Peter Hall, John Dexter ou Franco Zeffirelli. Le second, en particulier, m’a beaucoup apporté. Il parlait très peu, mais chaque mot valait son pesant d’or. Je me souviens d’une répétition de l’acte de Fontainebleau, dans Don Carlo, au Met. Je devais entrer en scène en costume de chasse, sur un magnifique cheval bai. « Pourquoi pas blanc, comme il sied à une reine ? », demandai-je aussitôt. « Parce qu’alors, on ne regardera plus que le cheval ! », me répondit­ il. Et il avait raison, bien sûr.

Devenir metteur en scène, c’est envisager l’opéra sous une tout autre perspective, de l’extérieur, comme en prenant la place du spectateur. Il ne s’agit plus de se préoccuper de son propre personnage, mais d’envisager la représentation comme un tout. Je sais évidemment, au plus profond de moi-même, ce que les chanteurs ressentent individuellement, mais je dois, en toutes circonstances, conserver cette vision d’ensemble. Il m’arrive d’entrer en conflit avec un interprète : je me souviens, notamment, d’une Cio-Cio-San qui jugeait trop rapide un changement de coiffure et de vêtements, que j’avais personnellement expérimenté dans le rôle. Je lui ai montré qu’elle pouvait le faire !

J’attache une énorme importance aux éclairages, essentiels pour suggérer une émotion. Pour la mort de Butterfly, par exemple, je préfère laisser le plateau dans l’obscurité, avec un rai de lumière sur la seule protagoniste, afin que le public se concentre sur le drame intérieur de la geisha. J’insiste beau­coup sur ce concept d’intériorité et, pour La traviata que je mets en scène, en ce moment, au New York City Opera, je souhaite que les spectateurs, même pendant le bal chez Flora, se focalisent sur les pensées intimes de Violetta, Alfredo et Germont. (…) Je n’ai pas cherché à trans­poser l’intrigue dans le temps : la partition de Verdi est trop romantique pour s’accommoder d’un décor moderne. »

Le récital

« Tout au long de ma carrière, j’ai tenu à donner des récitals et, chaque fois que je me produisais dans une ville à l’opéra, je cher­chais l’opportunité de faire découvrir cette autre facette de mon métier. En 1964, par exemple, dans le cadre de la tournée de la Scala à Moscou, j’ai proposé aux responsables locaux, parallèlement à mon apparition dans Lucia di Lammermoor, d’offrir un récital au Tchaikovsky Concert Hall. Depuis ma toute première expérience, à la Piccola Scala de Milan, j’ai cherché à varier mes programmes. (…) J’adore jouer sur une scène, mais j’aime aussi l’intimité du récital. Ce n’est plus Violetta ou Cio-Cio-San qui s’adresse au public, mais Renata Scotto elle-même. J’apprécie, en particulier, d’avoir la salle illuminée : je peux alors communiquer directement avec chacun des spectateurs. »

L’enseignement

« J’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeurs, Mercedes Llopart, en particulier, qui a toujours insisté sur un point : la voix est un instrument avant tout, comparable à la flûte ou à la clarinette, la chaleur humaine en plus. La difficulté est de trouver l’équilibre entre la perfection technique et les exigences de l’expression. Pour ma part, j’apprends surtout à mes élèves à cultiver le legato, la couleur, la pureté et la justesse du son. Les voix ne manquent pas, aujourd’hui, et je reste optimiste quant à l’avenir de l’opéra, même si l’évolution semble au point mort depuis quelques années. »

(1) L’entretien a été réalisé par Carla Maria Verdino-Süllwold, à New York, en janvier 1995, et traduit par Richard Martet.

(2) Opéra Magazine a publié une discographie complète de Renata Scotto dans son numéro 92 (février 1994, p. 26). Si vous n’avez pas ou plus ce numéro, nous mettons gratuitement cette discographie à votre disposition, sous format pdf. Il vous suffit d’en faire la demande à : redaction@operamag.com.

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