Opéra Bastille, 4 novembre
En passant commande à Krzysztof Warlikowski d’une nouvelle production de Don Carlos, en 2017 (en français, en cinq actes, avec toute la musique écrite par Verdi en 1866-1867, à l’exception du ballet), Stéphane Lissner avait déjà dans l’idée de la reprendre, deux ans plus tard, cette fois en langue italienne, dans la version dite « de Modène » (1886).
Rappelons que celle-ci – à laquelle le compositeur, sans y participer, ne s’était pas opposé – ajoute aux quatre actes de la version dite « de Milan » (1884), le premier acte représenté à l’Académie Impériale de Musique, le 11 mars 1867. Et précisons que, sans doute pour éviter à Krzysztof Warlikowski de renoncer au point de départ de sa mise en scène, l’Opéra National de Paris l’a complétée, pour cette reprise, par le « Prélude et introduction » de ce même premier acte, coupé en 1867 avant la création, évidemment traduit en italien comme le reste.
Du coup, on voit peu ou prou la même chose qu’il y a deux ans, les coupures induites par le passage d’une version à l’autre (l’échange des manteaux entre Élisabeth et Eboli, la déploration de Philippe II et Don Carlos sur le cadavre de Posa…) ne changeant en rien la conception d’ensemble du spectacle. La direction d’acteurs a certes été revue, mais à la marge, le résultat final confirmant la conclusion de notre compte rendu, paru en 2017 (voir O. M. n° 133 p. 52 de novembre) : « L’Opéra National de Paris peut sans problème reprendre cette production (…). Elle ne restera simplement pas dans les annales comme la plus mémorable de son auteur. »
La fête est donc, une fois encore, musicale. Et quelle fête ! Les chœurs (préparés par l’excellent José Luis Basso) et l’orchestre, dans une forme somptueuse, répondent aux moindres sollicitations de Fabio Luisi. Après Simon Boccanegra, la saison dernière, le chef italien, longtemps considéré comme un bon professionnel, sans plus, confirme qu’il joue désormais dans la cour des grands. Spectaculaire mais jamais clinquante, souple mais jamais complaisante, sa lecture s’impose par sa cohérence et sa flamme.
Alléchante sur le papier, la distribution s’avère dans les faits exceptionnelle. Commençons par les personnages dits « secondaires ». Chantés par Eve-Maud Hubeaux, Julien Dran et le très prometteur Sava Vemic, Tebaldo, Lerma et le Moine font plus qu’échapper à l’anonymat : ils contribuent, de manière déterminante, à la réussite de la représentation. Même chose pour l’Inquisiteur à la voix saine et sonore de Vitalij Kowaljow qui, contrairement à Dmitry Belosselskiy en 2017, n’escamote pas le mi grave de son duo avec le Roi.
Du quintette central, c’est Anita Rachvelishvili qui sort victorieuse à l’applaudimètre. Accueillie par une spectaculaire ovation au rideau final, la mezzo géorgienne, pour ses débuts en Eboli, balaie tout sur son passage, avec une opulence dans le timbre, une puissance dans l’émission et une arrogance dans l’aigu, qui clouent l’auditeur dans son fauteuil.
Oserons-nous alors un léger bémol ? Il y a, dans son incarnation, une pointe de vulgarité qui nous gêne. Entre ses graves un peu trop poitrinés, ses cheveux d’un noir de jais cascadant sur ses épaules, la robe de Carmencita qu’elle porte dans les jardins de la Reine et les poses aguicheuses que lui réclame la mise en scène, Anita Rachvelishvili évoque davantage Maddalena dans Rigoletto que l’altière Princesse. Raison pour laquelle nous souhaitons vivement la revoir dans un contexte visuel plus « traditionnel ».
Etienne Dupuis est impeccable en Posa : voix arrogante et fermement projetée, aigu facile, legato de haute école, phrasé élégant et éloquent. Quant à René Pape, il campe l’un des Filippo II les plus bouleversants dont nous ayons gardé le souvenir.
Scéniquement, d’abord, sans que l’on sache ce que son portrait de monarque alcoolique, complètement à la dérive dans sa vie personnelle, mais conservant sa dignité et son autorité en public, doit à ses propres dons d’acteur ou à l’influence de Krzysztof Warlikowski. Vocalement, ensuite, grâce à une émission tour à tour impérieuse et comme brisée par le poids de la vieillesse et du désespoir.
Après trente et une années de carrière menées tambour battant, Roberto Alagna n’est logiquement plus en mesure d’éblouir par le soleil de son timbre, comme il le faisait dans le Don Carlos français, au Châtelet, en 1996. L’instrument sonne aujourd’hui plus sec, plus serré, handicaps que l’interprète compense par un art du chant, une qualité de diction et un impact dans l’aigu, qui en font toujours l’un des meilleurs ténors du circuit international.
À une réserve près : Don Carlo s’accommode moins bien que Canio, Otello, ou même Don José, du passage des ans. Il faut à l’Infant une jeunesse vocale que Roberto Alagna, aussi juvénile d’allure soit-il, ne possède plus. Et l’on s’en aperçoit d’autant mieux qu’il fait ici équipe avec une Elisabetta d’une fraîcheur et d’un rayonnement irrésistibles.
Aleksandra Kurzak, qui nous avait bluffé dans Otello à l’Opéra Bastille, au printemps dernier, avec déjà son époux pour partenaire, se surpasse pour ses débuts dans Don Carlo. Extraordinairement à l’aise dans l’aigu, forte comme pianissimo, parfaitement audible dans la partie inférieure du registre – dans une tessiture pourtant un peu trop basse pour son soprano lyrique, tendant désormais vers le spinto –, elle émeut de bout en bout. C’est elle, sans aucun doute, la révélation de la soirée.
RICHARD MARTET
PHOTO © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/VINCENT PONTET
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