Opéra Royal, 4 décembre
Le 19 décembre 1991, le Metropolitan Opera de New York est en ébullition : à l’affiche, ce soir-là, la première mondiale de The Ghosts of Versailles, deux actes du compositeur américain John Corigliano, sur un livret de William M. Hoffman – une commande de cette vénérable institution, et une création initialement prévue pour son centenaire, en 1983, mais reportée, les auteurs ayant tardé à remettre leur copie. Hormis un LaserDisc fugitivement distribué par Deutsche Grammophon, puis édité en DVD par le Met, peu d’échos en subsistaient. Pour la France, cette coproduction avec le « Glimmerglass Opera Festival » est donc une nouveauté absolue.
Les spectateurs du Met s’étaient montrés enthousiastes ; ceux de Versailles ont été chaleureux. Mais l’ouvrage aura-t-il une carrière française ? La question mérite d’être posée. Le livret est habile : dans l’au-delà, les fantômes de Louis XVI et Marie-Antoinette, pâles et de blanc vêtus, rencontrent Beaumarchais, lequel, amoureux de la reine, invente pour les distraire une comédie qui rassemble les créatures de ses pièces, en même temps qu’il tente de détourner le cours de l’Histoire pour sauver la souveraine, en vain.
Dans le cadre magique de l’Opéra Royal, l’intrigue trouve tout naturellement sa place. D’autant que la mise en scène alerte de Jay Lesenger distingue nettement les différents plans du drame, les fantômes devant, les artistes de la comédie plus loin, dans des couleurs plus vives. De même pour les costumes de Nancy Leary.
Et la musique ? Dans le programme de salle, John Corigliano affirme : « Je ne me suis jamais ancré dans un dialogue avec le modernisme austère d’un, disons, Pierre Boulez. » Il se réclame de ce qu’il nomme le polystylisme. On en prend acte. Une chose est sûre : son regard vers la modernité est très mesuré (mais que faut-il aujourd’hui appeler modernité ?). Efficace et accessible, ce qu’on ne saurait lui reprocher, la partition effectue un tel brassage qu’on peut finir par s’y noyer et avoir l’impression d’un incroyable melting-pot plus que d’une écriture personnelle.
Très souvent ouvertement mélodique, dans des airs caractérisant précisément les personnages (émouvant pour l’adieu à la vie de Marie-Antoinette, volubile pour un Figaro vibrionnant, sarcastique pour l’escroc Bégearss…), elle emprunte à la tradition les duos, quatuors et ensembles. Les chanteurs s’expriment généralement sur de larges plages richement orchestrées, scintillantes, dont se détachent vents, percussions, notes égrenées du célesta, une texture parfois renforcée par un synthétiseur.
Certaines bribes venues de Mozart, Rossini, voire Verdi, et l’apparition fugace d’une Walkyrie en armure contribuent à faire entrer ces Fantômes dans le passé. Rien n’agresse l’oreille, rien non plus ne l’enchante – le plaisir est superficiel, et vient avant tout de la qualité du spectacle et des interprètes.
Car les voix sont saines, techniquement assurées, le jeu théâtral est percutant. Teresa Perrotta est une Marie-Antoinette touchante, Jonathan Bryan, un Beaumarchais déterminé, Kayla Siembieda, une Susanna délurée, Ben Schaefer, un Figaro bondissant, Brian Wallin, un Almaviva que l’on aime détester. Christian Sanders personnifie un Bégearss cynique et odieux, et l’interprète de la cantatrice turque Samira, dont le programme ne donne pas le nom (et elle n’est pas la seule à être oubliée), se livre à un incroyable numéro.
L’Orchestre de l’Opéra Royal n’est pas avare de dynamisme et d’agréables couleurs sonores. Tous, sous la direction de Joseph Colaneri, qui réussit à unifier ce qui serait sans lui un incroyable patchwork, se mettent au service d’une œuvre dont on doute qu’elle entre dans l’Histoire.
MICHEL PAROUTY
PHOTO © CHÂTEAU DE VERSAILLES SPECTACLES/PASCAL LE MÉE