Grosses Festspielhaus, 7 août
Depuis la nouvelle édition critique de 2006, la Médée originale française (Paris, 1797) s’est multipliée sur les scènes d’opéra, rejetant à raison dans l’ombre le monstre bâtard de la version Lachner de 1855, dans sa traduction italienne de 1909, immortalisée par Maria Callas. Le problème majeur : les longs dialogues en vers de François-Benoît Hoffman.
Fort du succès de son saisissant Lear de Reimann, en 2017 (voir O. M. n° 132 p. 67 d’octobre), Simon Stone a pris un parti à haut risque : la suppression complète des dialogues, et une refonte du livret, dans une transposition résolue à l’époque contemporaine, avec insertion de nouveaux textes, et un usage massif de la vidéo. Le propos pouvait inquiéter. La force et la cohérence du concept, comme la magistrale réalisation, emportent, au contraire, pleinement l’adhésion.
Dès l’Ouverture, c’est en fait un véritable film qui est proposé, sur toute la largeur de l’écran disposé en partie inférieure de rideau : l’histoire antérieure du drame est clairement exposée, avec l’évocation de la vie heureuse du couple, puis sa séparation, et le bannissement de Médée, Jason gardant leurs deux enfants, contrepoint à l’air introductif de Dircé, et qui justifie ses inquiétudes. Le rideau peut alors se lever sur le luxueux salon d’essayage où celle-ci procède au choix de sa robe de mariée. À la fin du I, un message enregistré par Médée sur le répondeur de Jason exposera son désir poignant de revoir ses enfants.
La même alternance se répètera ensuite : film, scènes chantées, message sur le répondeur. Le tout supérieurement élaboré, tant dans la partie filmée, où les chanteurs se révèlent excellents acteurs de cinéma, que dans les textes du répondeur, écrits par Simon Stone lui-même, traduits en français, et dits de façon exemplaire par la comédienne Amira Casar. Nul maniérisme, nulle complaisance, mais, au contraire, un relief bouleversant donné au drame, et un rythme haletant, qui tient la salle sous le choc.
Avec autant de moments marquants : au I, après « Vous voyez de vos fils la mère infortunée », le duo entre Médée et Jason, échangé au téléphone, à partir de deux lieux différents, ce qui en accroît l’insupportable tension ; au II, le retour de Médée à Corinthe et son interception particulièrement traumatisante par la police, sous la direction de Créon, dans le hall de l’aéroport, placé dans la moitié supérieure du plateau (beaux et très efficaces décors de Bob Cousins), la scène étant retransmise en direct par la télévision dans l’appartement situé au-dessous, où se trouve Néris, qui s’effraye justement de ces images ; la longue fuite de Médée enlevant ses enfants en voiture, sur une route nocturne, en un suspense quasiment hitchcockien ; le tableau final, enfin.
Dans une station-service déserte, avec le cercle, à distance, des témoins terrifiés, Médée asperge d’essence le véhicule où elle a enfermé ses enfants, et où elle monte elle-même, avant d’y mettre le feu. C’est glaçant, poignant, très impressionnant ; et si les références antiquisantes restent des corps étrangers dans le texte des airs, c’est, en revanche, sans hiatus avec la partition, dont l’extraordinaire puissance n’a peut-être jamais mieux paru qu’avec ces images d’une intensité qui nous touche directement, et cette exécution en continu de la musique, dans une avancée inexorable.
Pour celle-ci, Thomas Hengelbrock est le chef de la situation : ce qui chez lui a pu paraître, ailleurs, excès de sécheresse est ici force et rigueur impitoyables, admirablement servies par un orchestre véritablement transcendant (Wiener Philharmoniker) et un chœur toujours à son zénith (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor).
Remplaçant Sonya Yoncheva, pour cause de maternité prochaine, Elena Stikhina donne une belle et déchirante Médée. La chaleur et la richesse du timbre, l’homogénéité et la rondeur de son spinto servent idéalement la passion dévorante du personnage, sans tentation de dérive expressionniste, avec une diction parfaite, et une magistrale maîtrise du registre, en particulier dans la longue et terriblement exigeante scène finale.
Pavel Cernoch, très nasal, et au français nettement moins convaincant, assure pourtant un estimable Jason, et Vitalij Kowaljow un très véhément Créon, même s’il est peu compréhensible. Parfaite sur ce plan, Rosa Feola est une touchante Dircé, à la sûreté d’aigu impressionnante dans son brillant air d’entrée, Alisa Kolosova offrant une excellente Néris.
Une production qui fera date, et dont on espère qu’elle passera bien au DVD, d’ores et déjà annoncé.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO © SALZBURGERFESTSPIELE/THOMAS AURIN