Opéra, 3 mars
Avant d’en venir au spectacle lui-même, applaudissons l’initiative de la Région Sud, qui a réuni les quatre principaux théâtres lyriques de son territoire (Avignon, Marseille, Nice, Toulon) autour de deux coproductions de format différent : le diptyque Le Singe d’une nuit d’été/Pomme d’api, d’un côté (voir O. M. n° 157 p. 55 de janvier 2020) ; La Dame de pique, de l’autre. En plus de son rôle de pilotage, la Région contribue au financement des projets, à hauteur de 30 % du budget de création.
Rangée dans la catégorie « grande forme », dans le dossier de presse de la tournée, la première mise en scène de La Dame de pique par Olivier Py en relève effectivement. Dès son entrée dans la salle, le spectateur est partagé entre l’éblouissement et l’inquiétude devant le monumental décor imaginé par le génial Pierre-André Weitz : une haute façade d’immeuble couleur anthracite, percée de trois rangées de fenêtres, aux vitres en partie explosées, devant laquelle sont posés un arbre aux branches squelettiques, un lit en fer et un vieux piano déglingué.
L’éblouissement naît de l’esthétisme du dispositif et de sa puissance d’évocation ; l’inquiétude, de son décalage par rapport à certaines données essentielles du livret et de la partition, notamment la nostalgie émue et récurrente des fastes de l’Ancien Régime.
La suite confirme aussi bien notre enthousiasme que nos craintes. On admire les opportunités de dédoublement de l’action offertes par le décor, grâce au dégagement, au niveau du premier étage, d’un deuxième espace de jeu, fermé à l’arrière-plan par un rideau argenté ou un écran servant à des projections, fixes ou mobiles. On est également sensible à une direction d’acteurs intelligente et affûtée, dont on retient prioritairement l’approfondissement des rapports à l’intérieur du triangle amoureux Lisa/Hermann/Eletski.
En même temps, comment ne pas s’affliger de la persistance de la grisaille (costumes exclusivement blancs, noirs et gris, sans ancrage spatio-temporel clairement affirmé), aussi merveilleusement éclairée soit-elle par Bertrand Killy ? Comment ne pas regretter l’omniprésence de la décrépitude et du misérabilisme, accentuée par la projection de photos de barres d’immeubles, comme on en voit encore aujourd’hui dans la périphérie de Saint-Pétersbourg ?
Le plus discutable reste néanmoins le premier tableau du deuxième acte, qui tourne au contresens. Point de palais, ni de bal, ni de « Pastorale », ni d’apparition finale de Catherine II dans toute sa splendeur, mais deux sinistres et vulgaires pantomimes, tournant en dérision ce XVIIIe siècle aristocratique, épris de culture française, dont Tchaïkovski était tellement nostalgique.
On ne s’en étonne pas quand on découvre, dans la note d’intention d’Olivier Py, quelques affirmations ahurissantes, comme « Le monde que décrit Tchaïkovski est en phase terminale, le souvenir de la grande Catherine, qui passe pour saluer le peuple d’un théâtre minable (sic), n’est là que pour rappeler que tout a perdu son sens », ou, plus loin, « La musique de Grétry qui est chantée en français par la Comtesse n’est pas un effet d’antiquité théâtrale ». Si, justement, c’en est un, comme toute la musique de ce tableau, avec lequel la mise en scène entre constamment en conflit !
Se pose ainsi, une fois encore, la question du rapport qu’entretient Olivier Py avec le luxe et le faste inhérents à beaucoup d’opéras du XIXe siècle. Pleinement assumés dans les formidables Huguenots de Bruxelles (2011), esquivés dans la captivante mais irritante Juive de Lyon (2016), ils sont, cette fois, piétinés et ridiculisés.
Dommage, en regard des qualités de virtuosité et de professionnalisme dont le spectacle témoigne par ailleurs. Jusque dans la magnifique image conclusive d’un danseur torse nu, devant des cercles de lumière, battant des bras comme Odette à la fin du Lac des cygnes.
La prestation de l’Orchestre Philharmonique de Nice est inégale, à l’instar de la baguette de son directeur musical, György G. Rath. De superbes envolées lyriques alternent avec de longues plages pendant lesquelles il ne se passe pas grand-chose. Surtout, on n’a jamais l’impression que la fosse soutient et justifie les partis pris radicaux de la mise en scène.
Peu mis en valeur par Olivier Py, les chœurs des Opéras de Nice et de Toulon sont nettement meilleurs côté masculin que féminin. L’inverse de ce qu’il se passe dans la distribution des rôles solistes, où les dames surclassent nettement les messieurs.
Aux côtés d’un Tomski et d’un Eletski passables, sans plus, Oleg Dolgov campe un Hermann attachant, avec un timbre agréable et des accents pleins de conviction. Mais il demeure un ténor fondamentalement lyrique, que cette tessiture meurtrière contraint à pousser et forcer dans l’aigu. Du coup, au III, on se souvient davantage du Tchekalinski d’Artavazd Sargsyan, d’une présence vocale irrésistible.
Chez les dames, on ne résiste pas à la Lisa juvénile et rayonnante d’Elena Bezgodkova, à la Pauline chaleureuse et sobre d’Eva Zaïcik, ni, surtout, à la percutante Comtesse de Marie-Ange Todorovitch. Pour ses débuts dans le rôle, la mezzo française, encore dans l’éclat de ses moyens, chante toutes les notes au lieu de les parler, comme l’ont fait beaucoup de ses devancières, conférant à son « Je crains de lui parler la nuit » une émotion poignante.
La production va maintenant partir à Toulon, avant Marseille et Avignon, à l’automne. Nous y retournerons.
RICHARD MARTET
PHOTO © VILLE DE NICE