Comptes rendus Un Vaisseau qui fera date à Bayreuth
Comptes rendus

Un Vaisseau qui fera date à Bayreuth

27/08/2021

Festspielhaus, 4 août

Le fantôme de la famille, tel pourrait être le sous-titre de la vision de Der fliegende Holländer par Dmitri Tcherniakov. Pas de rédemption par l’amour, plus d’invasion de zombies dans les brumes d’un fjord, le propos est radicalement décalé, et loin d’obsessions romantiques un brin désuètes en 2021. L’enfant terrible de la mise en scène lyrique en a d’autres et qui nous parlent fortement, car elles sont délivrées avec un sens confondant du théâtre.

On retrouve ici les thématiques qui le hantent : les parrains, la mafia, l’oppression du corps social sur l’individu, l’affront fait aux femmes, le tout en évitant le gadget, illustré par la précédente production de l’ouvrage sur la Colline, signée Jan Philipp Gloger (2012-2016, 2018), qui traitait de spéculation boursière dans une usine de ventilateurs… Du coup, l’intensité de ce qui est donné à voir rend cinglant le propos parfaitement élaboré.

Le Nord reste omniprésent, grâce aux lumières de Gleb Filshtinsky qui évoquent les crépuscules bleutés des zones boréales. Le décor, constitué de maisons amovibles, construites et déconstruites selon l’action, tantôt bar d’ouvriers, tantôt sévère véranda ou place de village, transpire cette tristesse des villes côtières qui colle à des séries télévisées comme Broadchurch.

Ces mornes demeures hébergent un prolétariat de pêcheries et d’industries du secteur agroalimentaire, formant un milieu clos et consanguin. Tandis que gronde l’Ouverture, nous vivons, par les yeux d’un fils apeuré, les errances d’une femme, peut-être Mary, abusée, puis rejetée par Daland. On devine que ces prolégomènes traitent de l’enfance violée du Hollandais.

Tout ce qui va suivre se déroule vingt ans plus tard et ne sera que haine et manipulation. La malédiction n’est plus l’œuvre de Dieu, puisque Satan a depuis longtemps entamé son règne sur les hommes. Ses sbires sont ces hommes de main, silencieux, inquiétants que convoque le Hollandais. Ses actions ? Les ignominies commises par l’avide Daland.

Chez Dmitri Tcherniakov, il n’y a pas d’amour, uniquement des rapports de force. Le Hollandais, devenu l’un de ces sans-scrupules qui tiennent en coupe réglée les démocraties illibérales, est de retour. Il va faire de Senta l’outil de sa vengeance. Paumée dans cette communauté alcoolisée à la vodka et à la bière, elle est une ado rebelle, et le portrait du Hollandais, la photo d’un enfant jadis méprisé que Mary trimballe comme un talisman.

Senta serait-elle la demi-sœur du Hollandais ? Une pareille détestation de leurs origines va les lier, et non la passion. Elle engendrera un retournement de situation que l’on ne  dévoilera pas, mais qui couronne avec une violence inouïe ces plus de deux heures d’opéra-théâtre jouées sans entracte, et dont on ne perd pas une miette. L’affrontement entre hommes de main et villageois, durant lequel excellent les chœurs, exalte l’œil et l’esprit. Quant à l’oreille, elle est de bout en bout subjuguée.

Il y a d’abord l’orchestre, survolté, que conduit Oksana Lyniv, première femme dirigeant à Bayreuth. Ancienne assistante de Kirill Petrenko, elle en possède la hargne dramatique et cette façon de plonger aux tréfonds de la partition pour y forger un lyrisme incendiaire. Elle nous ferait même redécouvrir l’essence révolutionnaire d’une œuvre hantée par Weber et où s’éteint l’italianité belcantiste, ce qui, dans les années 1840, dut paraître un ovni musical.

John Lundgren, sépulcral autant que redoutable, dans son rôle de parrain au crâne rasé, ne reçoit pas l’accueil qu’à notre avis, son Hollandais mérite, au contraire du Daland de Georg Zeppenfeld, plus terne, mais très estimé du public de la Colline. Eric Cutler incarne Erik. L’emploi de sa couleur vocale est juste ; sans éclats, il est un personnage trop commun pour tenir tête à Senta.

La Mary de Marina Prudenskaya est une victime poignante, dont Dmitri Tcherniakov fait un personnage clé qui n’a plus rien à voir avec la patronne des fileuses. Les brèves interventions du Pilote de Daland révèlent le timbre rond et clair d’Attilio Glaser, lequel mérite de sortir rapidement des comprimari pour accéder aux premiers rôles.

Si Oksana Lyniv est saluée par des salves d’enthousiasme, Asmik Grigorian s’avère l’autre triomphatrice en Senta. Actrice hors pair, elle est à l’évidence cet être en rupture, frêle, agité, errant de murs en murs avec son sweat à capuche et ses moues ennuyées d’adolescence. Quant à la voix, elle ravage tout, à la fois tendre et puissante, juste dans l’aigu, avec un mordant, une assurance et une endurance qui sont la marque des grandes wagnériennes. On devine, d’ailleurs, chez elle des capacités encore insoupçonnées.

Pour cette comète sidérante, pour la somptueuse direction d’orchestre, pour la mise en scène tortueuse et polysémique, il faut absolument voir cette production. Elle fera date dans les annales du Festival.

VINCENT BOREL

PHOTO © ENRICO NAWRATH

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