Paer : Agnese
Quelle belle idée a eue le Teatro Regio de Turin, en mars 2019, de sortir de l’oubli cette Agnese, dont on ne connaissait que la scène finale, enregistrée par Opera Rara, en 1979, et proposée dans le coffret A Hundred Years of Italian Opera 1800-1810 !
Que ce soit en Italie, en France ou dans les pays germaniques, Ferdinando Paer (1771-1839) a mené, dans les temps troublés de l’Empire et de la Restauration, une carrière des plus prestigieuses. Ses responsabilités à la tête de plusieurs grandes institutions musicales (à Paris, -l’Opéra-Comique et le Théâtre-Italien) en ont fait un homme de pouvoir, ce qui n’enlève rien à ses incontestables dons de compositeur, auxquels Rossini vint malheureusement porter ombrage, à partir de 1810.
La renommée posthume de Paer a évidemment souffert de la cohabitation forcée avec son illustre cadet et, pour ce qui est de son importante production dans l’univers de l’opéra, les temps modernes ont seulement redonné leur chance, hormis quelques airs séparés, à Leonora (Decca Eloquence), Sofonisba (Opera Rara) et Le Maître de chapelle (Barclay/Inédits de l’ORTF, non disponible en CD).
Agnese, dont Dynamic annonce en couverture « first performance in modern times » (« première représentation dans les temps modernes »), constitue donc une découverte de très grande importance. Sergio Albertini, dans son compte rendu des représentations turinoises (voir O. M. n° 150 p. 66 de mai 2019), rappelait qu’une version de concert les avait précédées, en 2008, à Lugano, avec déjà Diego Fasolis à la baguette. Le chef suisse, de toute évidence, croit dur comme fer dans les vertus d’une musique loin d’être insignifiante, qu’il dirige avec autant de flamme que de soin.
Créé en octobre 1809, dans un théâtre privé des environs de Parme, ce « dramma semiserio » connut, dès sa reprise à Naples, en 1812, un succès qui se prolongea pendant plusieurs décennies. Et les plus grands chanteurs de l’époque, comme Giuditta Pasta, Filippo Galli, Antonio Tamburini ou Luigi Lablache, ne dédaignèrent pas de s’y frotter.
L’un des mérites d’Agnese est d’illustrer, avec un réel talent, la transition entre les modes lyriques héritées du XVIIIe siècle italien et les premières manifestations de l’esprit romantique. Le sujet, développant les thèmes de la paternité et, surtout, de la folie, semble ainsi ouvrir la voie à Lucia di Lammermoor et Il furioso all’isola di San Domingo de Donizetti, tandis que la fin heureuse et la personnalité bouffe de Don Pasquale, le directeur de l’hôpital psychiatrique, appartiennent encore à la veine théâtrale des années précédentes.
Ces éléments, qui s’ajoutent sans jamais se contredire, trouvent, dans la mise en scène de Leo Muscato, une traduction ingénieuse. Le décor est composé d’anciennes boîtes de pastilles médicinales, qui s’ouvrent ou se ferment en fonction des besoins de l’action. Stylisés avec goût, les costumes renvoient aux alentours de 1900, dans un monde où la fantaisie n’exclut en rien la poésie, ni l’expression des sentiments.
Solistes et chœurs apportent à ces deux actes un formidable talent collectif. À l’abattage souverain de Filippo Morace, répond le chant stylé d’Edgardo Rocha. La savante complexité dramatique exprimée par Markus Werba trouve sa contrepartie dans l’assurance vocale de Maria Rey-Joly, qui aborde crânement le rôle pas si facile d’Agnese. Et nous nous garderons d’oublier Andrea Giovannini, Lucia Cirillo et, surtout, Giulia Della Peruta, remarquables dans leur façon de croquer des personnages hautement pittoresques.
PIERRE CADARS