La Monnaie, 10 mars
On oublie parfois que, dans le mythe imaginé par Mary Shelley, Frankenstein est le nom du savant dépassé par la créature à laquelle il a donné la vie, et non pas la créature elle-même. Mais il est vrai que la personnalité du savant perd de son intérêt à nos yeux, une fois que le fruit de sa création s’est émancipé au point de prendre le pouvoir. C’est le même constat qui s’impose à mesure que se déroule l’opéra de Mark Grey (né en 1967), qui vient d’être créé au Théâtre Royal de la Monnaie, lequel en avait passé commande au compositeur américain, sur une idée d’Alex Ollé.
L’intrigue suit assez fidèlement la trame du roman : en l’an 2816, à la faveur d’une expérience scientifique, le professeur Walton découvre une étrange créature (qui restera sans nom), pétrifiée dans les glaces ; il la réchauffe, la ramène à la vie et nous fait revenir mille ans en arrière, à l’époque où un autre savant, Victor Frankenstein, lui avait donné la vie. Au fil de différents épisodes, la Créature tue le jeune frère de Frankenstein, puis Henry, ami du savant, enfin Elizabeth, fiancée de ce dernier. Tous ces crimes sont accomplis au nom du besoin d’amour qu’exprime la Créature, et qui la fait peu à peu naître à l’humanité.
Après un premier acte assez convenu, dépourvu de dynamisme en raison d’un livret (signé Julia Canosa i Serra) plus riche de commentaires que d’action, l’ouvrage gagne en intérêt au second acte, même si, jusqu’à la fin, la musique reste la même : tonale, mais sans aspérité, ponctuée de formules confiées aux percussions, marquée par l’école minimaliste, mais plus variée que certaines partitions de Philip Glass, avec également une utilisation sans grande nouveauté des procédés électroniques (l’opéra s’ouvre et se ferme sur des infrasons, censés perturber l’auditoire). Riche de souvenirs édulcorés de Stravinsky ou de Bartok, elle peut aussi rappeler la manière d’un Jake Heggie, avec son récitatif monotone laissant cependant une assez grande latitude aux interprètes.
En réalité, l’intérêt bascule à partir du moment où la Créature devient le protagoniste essentiel, d’autant qu’elle est incarnée par Topi Lehtipuu qui, par sa minceur, la lenteur de sa démarche, son maquillage plus inquiétant qu’effrayant, compose un personnage qui se révèle peu à peu. Nouvel homme dans une société qu’étouffent les conventions (tous les personnages sont chauves, comme si la passion mauvaise de l’uniformisation était passée par là), la Créature dissimule sa violence sous une tendresse exprimée à la fois par l’élégance scénique du ténor, la douceur de sa voix et les vocalises que lui a réservées le compositeur.
À ses côtés, seules les sopranos Eleonore Marguerre, en Elizabeth, et Hendrickje Van Kerckhove, dans le rôle bref et poignant de Justine, la domestique injustement condamnée, émeuvent, parce qu’elles témoignent, elles aussi, pour l’amour. On est moins convaincu par les voix graves : Andrew Schroeder est un Walton assez monolithique, Stephan Lodges, un Aveugle de convention, et Scott Hendricks surjoue Frankenstein, son affolement et ses remords devant la situation qu’il a provoquée.
La mise en scène d’Alex Ollé prend, elle aussi, peu à peu de l’étoffe : sage au premier acte, avec ses inévitables projections, elle s’anime à mesure que s’impose Topi Lehtipuu. Le vaste décor fait de cylindres emboîtés, qui montent et descendent au milieu d’un amphithéâtre, prend alors tout son sens, surtout quand on comprend le sens du mot en caractères cyrilliques, installé tout en haut du plateau comme un fronton : il s’agit de « Bouzloudja », ancien monument en ruine à la gloire du communisme, situé sur une colline de Bulgarie.
L’ivresse de l’utopie menace de tomber en poussière, comme semble nous le dire le chœur dans ses interventions statiques et refroidissantes. Les lumières coupantes et les couleurs (le bleu, le blanc) concourent à l’aspect glacé du spectacle, lui donnant une espèce de magie. Et la neige qui, à la fin, tombe obstinément sur la Créature compose un tableau dont la beauté transcende la musique, illustrative jusqu’au bout à la manière d’une musique de film sans ambition, même si elle est dirigée avec conviction par Bassem Akiki.
CHRISTIAN WASSELIN
PHOTO © LA MONNAIE/BERND UHLIG