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Comptes rendus

Un chef-d’œuvre voit le jour à Aix-en-Provence

03/08/2021

Grand Théâtre de Provence, 6 juillet

Il est rare, quand on assiste à une création mondiale, d’avoir d’emblée le sentiment d’être face à un chef-d’œuvre qui restera dans le répertoire. C’est pourtant ce que l’on ressent avec Innocence de Kaija Saariaho (née en 1952), qui vient de voir le jour au Festival d’Aix-en-Provence, avant d’aborder les scènes, entre autres, du Covent Garden de Londres et du Metropolitan Opera de New York.

Innocence est le cinquième opéra de la compositrice finlandaise – et, sans doute, son plus audacieux. Kaija Saariaho dit que la commande lui en a été passée alors qu’elle travaillait au quatrième, Only the Sound Remains (Amsterdam, 2016), écrit pour petite formation et basé sur deux pièces de théâtre nô. C’est par contraste, et pour bien différencier les deux partitions, qu’elle a voulu se lancer dans un projet beaucoup plus vaste et faisant appel à de nombreux personnages.

La première image qui lui est venue, est celle de La Cène de Léonard de Vinci : « Nous connaissons tous les treize personnages, précise-t-elle, nous savons pour quoi ils sont là, mais je voulais que l’on entende chacun exprimer son point de vue sur le drame qui est en train de se dérouler. (…) Déjà, dans la peinture de Léonard, la question de la culpabilité est essentielle. Qui est coupable ? Tout le monde est coupable, chacun à sa manière. » Car c’est bien la question de la faute et de la responsabilité (et au bout du compte, bien sûr, du deuil et de l’oubli) qui est au cœur du sujet d’Innocence.

Pour ce faire, Kaija Saariaho s’est tournée vers la romancière finlandaise Sofi Oksanen (née en 1977), qui n’avait encore jamais écrit de livret d’opéra. Celle-ci lui a proposé une intrigue extrêmement élaborée : le récit de deux actions qui ont eu lieu dans des temps différents et qui se superposent, la première étant un repas de noces, la seconde les réminiscences et les traumas liés à une tuerie s’étant déroulée dix ans plus tôt.

Le lien entre les deux est la présence inattendue de la Serveuse, mère d’une jeune fille assassinée pendant cette tuerie, qui reconnaît dans le Marié le frère de celui qui en était l’auteur (alors que la Mariée, elle, ignore tout du drame). Petit à petit, les révélations vont se faire, la vérité éclate et rien ne sera plus jamais comme avant, même si l’opéra se termine sur une note d’espoir.

Le livret a été initialement écrit en finnois, mais comme Kaija Saariaho tenait à ce que chacun ait sa propre identité et son propre langage, elle a voulu que le lieu de la tuerie soit un lycée international. Elle a alors demandé à Aleksi Barrière, qui est aussi dramaturge, de traduire en neuf langues les interventions des différents personnages : anglais, tchèque, espagnol, allemand, roumain, français, grec, suédois et, bien sûr, finnois.

La force première d’Innocence tient donc dans ses incontestables qualités dramatiques. On suit l’action comme un thriller qui fait tout autant penser à Elephant de Gus Van Sant (2003) qu’à Festen de Thomas Vinterberg (1998), et au cours duquel l’attention ne se relâche jamais – l’opéra, sans entracte, dure un peu moins de deux heures. Mais elle tient aussi à ses immenses qualités musicales qui se manifestent progressivement, sans à-coups, et parviennent à instaurer une tension sourde, venue d’on ne sait trop où, mais qui joue sur la sensibilité du spectateur de manière permanente.

En ce sens, même si l’on sait que Kaija Saariaho a été fortement influencée par la musique dite « spectrale », on pourrait dire que sa partition a quelque chose d’impressionniste, qu’elle n’est jamais dans la démonstration, mais plus dans la subtilité, dans la recherche de timbres qui parle à l’inconscient, dans la dissonance esquissée qui accentue le malaise. Et la manière dont la compositrice traite les voix, avec de grandes envolées lyriques et une diversité des registres allant du parlé au chanté, prouve à quel point elle maîtrise aujourd’hui la forme opératique et sait la respecter, tout en la renouvelant.

Réussite totale, encore, du côté de la mise en scène de Simon Stone, qui parvient à figurer les différents lieux de l’action au moyen d’un décor tournant sans arrêt sur lui-même – procédé virtuose qu’il avait déjà utilisé dans son adaptation des Trois Sœurs de Tchekhov, mais qui se révèle parfaitement efficace.

Coup de chapeau collectif, également, à la distribution, d’où se détachent cependant la Serveuse de Magdalena Kozena, mère meurtrie, la Belle-Mère de Sandrine Piau, ne parvenant pas à accepter la culpabilité de son fils, et le Marié de Markus Nykänen, rongé par le remords. Avec une mention spéciale pour Vilma Jää, interprète de musique folklorique qui incarne, de manière bouleversante, le court rôle de Marketa, victime de la tuerie.

Susanna Mälkki dirige le London Symphony Orchestra. C’est à elle que revient la charge de faire battre la sombre pulsation qui anime la partition, lui donne toute sa puissance et atteint le spectateur au plus profond.

PATRICK SCEMAMA

PHOTO © JEAN-LOUIS FERNANDEZ

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