La Monnaie, 23 juin
Rarement, si rarement donné, Tsar Saltan (Moscou, 1900) éblouit qui le découvre. Une partition somptueuse, un livre d’images sonores avec, au début de chaque acte, une fanfare pour ouvrir une nouvelle page du livre de contes, une écriture vocale intense, où se mêlent pages voluptueuses et scènes populaires, un livret brillamment écrit… Rien ne peut expliquer l’oubli dans lequel a sombré ce chef-d’œuvre d’humour et de poésie.
La découverte du spectacle mis en scène par Dmitri Tcherniakov à Bruxelles, en coproduction avec le Teatro Real de Madrid, se fait avec des yeux émerveillés. À eux seuls, les costumes d’Elena Zaytseva méritent tous les superlatifs. Engoncés dans d’improbables manteaux à la fois ronds et géométriques, aux couleurs esquissées en hachures nerveuses, les personnages de la cour du Tsar sont ridicules, d’une drôlerie et d’une férocité réjouissantes.
Leurs déambulations, défilé grotesque, ravit les enfants, nombreux dans le public, et leurs parents, heureux de ces images faussement naïves, où l’on retrouve en filigrane les dessins d’Ivan Bilibine (1876-1942), le peintre qui illustra les Contes de Pouchkine.
Mais le premier degré illustratif ne saurait suffire à Dmitri Tcherniakov. Au Prologue, dans un texte parlé, la Tsarine avait présenté son fils comme autiste, parce que rejeté par son père. Ce qui suivra sera un récit fait à son intention, explique-t-il, la féerie dans laquelle il se réfugie. Peu à peu, et habilement, il faut le souligner, le metteur en scène noue les fils de cette intrigue, le Tsarévitch et sa mère apparaissant seuls en vêtements de ville, dans un univers savamment dessiné.
C’est seulement au dernier acte que tous les protagonistes quitteront leurs costumes pour une tenue ordinaire, dans une tentative d’agnition trop forcée pour convaincre, un prosaïsme peu crédible lorsque le merveilleux a occupé l’esprit auparavant. À trop vouloir imposer une grille de lecture à un livret, Dmitri Tcherniakov se heurte à ce qui en fait la substance et une manière de déception surgit.
Mais, auparavant, le spectateur aura été gorgé d’images magnifiques, comme l’apparition de la Princesse-Cygne, dans une peinture fauve, délicatement couchée, ou le (célèbre) « Vol du bourdon » en insecte de dessin animé, frappant tour à tour ses persécuteurs avec une férocité réjouissante.
Vigoureusement mené par Alain Altinoglu, l’Orchestre Symphonique de la Monnaie déploie tous ses feux pour restituer les multiples couleurs de la partition de Rimski-Korsakov, où se dissimulent quelques réminiscences wagnériennes et, surtout, un flot théâtral permanent. Le plateau est ainsi parfaitement porté, ce qui favorise l’épanouissement vocal des solistes comme des choristes.
Projection assurée, délicatesse du vibrato dans des aigus susurrés et plénitude du médium : Svetlana Aksenova est une Tsarine de grande classe, très crédible, au demeurant, dans son rôle de mère lasse et épuisée. Impressionnant de vigueur et d’engagement, le ténor Bogdan Volkov campe un superbe Tsarévitch, alternant héroïsme vocal et scènes d’autisme parfaitement dérangeantes. Princesse-Cygne voluptueuse, la jeune Olga Kulchynska n’a que des atouts à faire valoir.
On saluera aussi Saltan, incarné par le toujours excellent Ante Jerkunica, dont la voix sombre et les rugosités profondes ne laissent guère entrevoir le père, le Tsar devant ici s’imposer. Sans oublier les nombreux seconds rôles, tous acteurs d’un spectacle magique.
JEAN-MARC PROUST
PHOTO © FORSTER