Comptes rendus Troublant Britten à Strasbourg
Comptes rendus

Troublant Britten à Strasbourg

01/03/2021

Opéra, 12 février

Comment mettre en scène Death in Venice (Festival d’Aldeburgh, 1973), sans subir l’influence du film de Luchino Visconti, sorti deux ans avant la création de l’ultime opéra de Britten ? Venise plus ou moins stylisée, scintillement de l’Adriatique, et éphèbe aux boucles blondes, rares sont, semble-t-il, les productions où s’est affirmée une réelle volonté de rompre avec cette littéralité esthétisante qui, à notre sens, édulcore le propos.

Dans leur spectacle, finalement présenté à huis clos par l’Opéra National du Rhin, pour diffusion ultérieure sur Alsace 20, viàVosges et viàMoselle, le 17 avril, puis sur France 3 Grand Est, à une date à définir, Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil prennent le contre-pied de ce qui pourrait, d’ores et déjà, s’apparenter à une tradition – un comble pour une œuvre de la deuxième moitié du XXe siècle, tout sauf d’avant-garde, certes.

À peine une toile de fond, la Sérénissime pourrait n’être qu’un lointain souvenir à travers les vidéos de Pascal Boudet, tournées sur les canaux de Colmar ou dans les rues de Strasbourg, et un tableau de Canaletto, exposé au musée des Beaux-Arts. Ou bien, plutôt, un fantasme de l’esprit tourmenté de cet Aschenbach d’ici et maintenant, entre Kurt Cobain et David Foster Wallace – fallait-il néanmoins l’attifer de la sorte pour donner corps à son mal-être ? –, qui n’y a peut-être jamais mis les pieds.

Moins scénographie qu’installation, le dispositif complexe conçu par le collectif Clarac-Deloeuil > le lab s’affirme comme un espace mental, pris dans le mouvement perpétuel de l’errance physique et psychique de l’écrivain en mal d’inspiration. S’y croisent, aux confins d’une réalité qui, nécessairement, lui échappe, des figures du présent – démultipliées en autant de présences menaçantes que Britten a confié de rôles au baryton, ici un Scott Hendricks puissamment caméléon –, et d’un passé longtemps refoulé.

Tadzio n’est plus, dès lors, objet d’un désir inavouable, pure incarnation d’un idéal, de « l’essence du beau », ainsi que l’écrit Thomas Mann dans la nouvelle, mais le double d’Aschenbach, tantôt enfant, dans le giron maternel, tantôt adolescent, à l’heure de l’éveil de la sexualité, de la découverte de l’autre – cet autre qui, ici, est un garçon, quand les jeux, les corps-à-corps, peuvent basculer en un instant.

Cette érotisation progressive, forcément délicate à une époque où la société se déchire autour des questions de l’inceste et du consentement, les metteurs en scène parviennent à la montrer sans impudeur, à l’instar de la prise de conscience, et le refoulement quasi immédiat, de l’homosexualité, qui agit comme une bombe à retardement. Pour qu’au moment de l’explosion, Aschenbach soit davantage que cet homme vieillissant et fardé, s’interrogeant, au seuil de la mort, sur son art, et cette part de lui-même – la vie, en somme – qu’il lui a sacrifiée.

Il faut qu’un tel parti pris repose sur une direction d’acteurs serrée, et aussi suffisamment de détermination, et de concentration, pour que le propos demeure aussi prenant que prégnant. D’où le trouble profond qui saisit face à ce travail, qu’aucun vernis flatteur pour l’œil ne recouvre d’une rassurante artificialité.

L’objectivité de la lecture de Jacques Lacombe rend, en revanche, l’orchestre de Britten imperméable à la séduction sonore qui se doit, pourtant, d’agir à des moments-clés. L’écrasante partie vocale d’Aschenbach, que les récitatifs accompagnés au piano seul mettent si superbement à nu, la fait, quoi qu’il en soit, passer au second plan.

Toby Spence, digne héritier des regrettés Anthony Rolfe Johnson et Philip Langridge, fascine de bout en bout, par une limpidité de l’émission autant que de la déclamation, qui rend plus bouleversantes encore les ombres dont le timbre se pare, quand le chant plonge dans les abîmes de la psyché.

MEHDI MAHDAVI

© KLARA BECK

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