L’Enchanteresse
Opéra, 15 mars
Sous le titre « Vies et destins », le festival annuel de printemps de l’Opéra de Lyon propose, à nouveau, un triptyque du rare et de l’insolite. En vedette : la création scénique française de L’Enchanteresse, pour la première production lyrique dans l’Hexagone de l’Ukrainien Andriy Zholdak, aujourd’hui fixé à Berlin, homme de théâtre réputé, dont l’activité dans le domaine de l’opéra se développe rapidement.
Pour Tchaïkovski, et cette œuvre malheureuse depuis l’échec de sa création à Saint-Pétersbourg, en 1887, on en était resté à la production aussi prétentieuse que chaotique de Tatjana Gürbaca pour l’Opera Vlaanderen, en 2011 (voir O. M. n° 68 p. 51 de décembre) ; pour Zholdak, à sa première venue à l’Ouest avec Der König Kandaules, au même endroit, il y a trois ans : stupéfiante par sa profusion inventive, comme par sa pure beauté plastique, mais sans rapport décryptable avec la pièce originale de Gide, comme avec la partition de Zemlinsky (voir O. M. n° 117 p. 37 de mai 2016).
L’Enchanteresse démarre de façon aussi époustouflante et soutient ensuite un parti aussi fort, mais qui semble, cette fois, en plein accord avec l’œuvre, à sa rescousse même. Mamyrov, le sombre sbire du prince Nikita, est placé au centre du jeu, presque toujours en scène. Quant à l’action, elle se concentre, d’un bout à l’autre, sur quatre grands praticables, manœuvrés à vue avec une virtuosité diabolique – c’est le mot : l’église où officie ce prêtre satanique ; la vue en coupe de l’auberge où travaille Nastassia ; une chambre à coucher équivoque ; et la salle à manger, d’un chic très bourgeois, de la famille princière.
La pure beauté de ces décors, leur réalisme minutieux, quasi obsessionnel, leurs éclairages magistraux tiennent sous le choc pendant les deux premiers actes, comme une direction d’acteurs à la fois intense et millimétrée, qui dessine puissamment les personnages. Après l’entracte, la baisse de tension est sensible, avec, au début du III, ce qui est aujourd’hui le cliché d’un filmage en scène, pour projection simultanée sur les rideaux latéraux.
Par ailleurs, le retour répété des mêmes assemblages et des mêmes effets vire au procédé (les panneaux d’ampoules lumineuses, par exemple, ou ce monumental et très encombrant crucifix, qui perd peu à peu de sa signification). Et encore, outre quelques grosses et inutiles vulgarités, le parasitage de l’action principale par les actions secondaires, comme l’ajout de nouveaux figurants à ce qui est déjà la pléthore des quinze personnages. La figure centrale de Nastassia, qui a fasciné le compositeur, devient aussi plus incertaine : nouvelle Carmen, prostituée ordinaire ou véritable sorcière, projetant son haleine sur ceux qu’elle veut envoûter ?
À l’arrivée, Andriy Zholdak est salué par une bordée importante de huées, et s’éclipse rapidement en coulisses, sans revenir devant le public, lassé sans doute de cette saturation visuelle, malgré la profusion de belles images, pour les trois heures de musique de cette œuvre à l’impossible livret. Malgré l’effort considérable fourni et la qualité de premier ordre de la réalisation, ce n’est pas ce qu’on peut appeler une réussite…
Une partie musicale de très haut niveau compense pourtant en partie. La soprano Elena Guseva campe une Nastassia de haut vol, avec une riche palette expressive et un beau timbre homogène, d’un émouvant lyrisme dès son grand arioso du I, page, à juste titre, la plus célèbre de l’œuvre.
D’une moindre séduction en scène, le Youri de Migran Agadzhanyan lui donne un excellent répondant vocal, ténor verdien aux aigus percutants, pour les airs parmi les plus italianisants de Tchaïkovski. Pleine justice est ainsi rendue aux deux superbes duos qui comptent parmi les joyaux de la partition, comme avec celui qu’il mène, au II, avec la Princesse sa mère, une Ksenia Vyaznikova au mezzo d’acier et au tempérament de feu.
D’un timbre moins flatteur, le baryton Evez Abdulla assure un vigoureux Nikita, tandis que la basse Piotr Micinski, acteur de première force, rend la présence continue de Mamyrov tout à fait persuasive. Avec de parfaits comprimari, l’étonnant et très périlleux dixtuor a cappella du I est assuré sans défaillance.
On ne saurait être trop reconnaissant, enfin, à Daniele Rustioni, hors de son répertoire principal, mais qui, avec un Orchestre et des Chœurs (hors scène) de l’Opéra de Lyon en état de grâce, porte à ses sommets le meilleur de la partition, jusqu’à la spectaculaire apocalypse de l’orage final.
Il ritorno d’Ulisse in patria
Maison de la Danse, 29 mars
La production (1998, puis 2016) a fait le tour du monde, ou presque (reprises assurées par Luc de Wit). Après Vichy, quelques jours plus tôt, et avant Versailles, en avril (avec une distribution modifiée), il était naturel qu’elle fasse étape dans la patrie de Guignol, qui abrite aussi le riche Musée des Arts de la Marionnette (MAM), et où l’Opéra de Lyon a déjà rendu hommage à ce type de spectacle (Philémon et Baucis de Haydn, en 2004).
Si le Sud-Africain William Kentridge, aujourd’hui plus célèbre, peut faire tête d’affiche, la production est, d’abord, l’œuvre de la Handspring Puppet Company, fondée au Cap, en 1981, une des troupes les plus reconnues en ce domaine. Avec le rappel, tout de même, qu’il s’agit ici, nécessités techniques obligent, d’un Ritorno d’Ulisse fortement compressé : une heure quarante (pour trois heures) de musique environ, avec la suppression du chœur et de quatre personnages (Giunone, Eurimaco, Iro et Ericlea).
Pour le reste, c’est une réalisation d’une perfection toute classique : neuf musiciens sur une estrade en arc de cercle, autour d’un espace de jeu principal, et galerie de passage secondaire, derrière eux ; le tout devant l’écran où se cantonnent les interventions vidéo de William Kentridge, qui participe à la conception d’ensemble, mais sans prendre possession par ses dessins de la totalité de la scène, comme il le fera plus tard.
Avec des effets qui peuvent parfois paraître redondants (torrent écumant, pour le fleuve qu’évoque Penelope dans son grand « Torna, deh torna Ulisse ! » d’entrée…), mais bien vite une verve inventive étourdissante, d’une efficacité fascinante (les « déroulés » de paysages accompagnant la déambulation des personnages), ou des contrepoints aussi puissamment suggestifs que poétiques (évocations de l’hôpital, au moment des souffrances d’Ulisse sur sa plage, épanouissements rapides de fleurs, pour sa guérison). Au bout du compte, le tout offre une morale de vie qui retrouve, sans pédantisme, la pensée humaniste à laquelle l’œuvre doit sa genèse.
Les marionnettes d’Adrian Kohler sont du type « à tiges », requérant deux manipulateurs, toujours à vue, dont le chanteur correspondant. Sur une conception qui paraît d’abord un peu sage : Ulisse sous la couverture de son lit d’hôpital mobile, figurant la plage où il a échoué ; Penelope à sa couture. Mais bientôt l’ensemble décolle, avec le dédoublement du héros, qui part à la reconquête de son épouse, l’extension de l’action à la galerie du fond, et l’apparition des personnages secondaires.
Lui-même à la viole de gambe, Philippe Pierlot, responsable de l’adaptation, anime avec autant de rigueur que de ferveur son excellent Ricercar Consort. Le plateau très investi des chanteurs du Studio de l’Opéra de Lyon est mené par le bel Ulisse du ténor Alexandre Pradier, même s’il est un peu à la limite de ses moyens pour le grand élan jubilatoire « O fortunato Ulisse ! », et l’émouvante Penelope de Beth Moxon.
La soprano Henrike Henoch est plus fragile et d’un chant moins policé, tandis que le très vigoureux mezzo de Beth Taylor donne un beau relief à ses personnages, comme encore le puissant baryton-basse de Matthew Buswell et les percutants ténors de Stephen Mills et Emanuel Heitz.
La salle comble de la Maison de la Danse, partenaire de cette reprise, fait le meilleur accueil à l’ensemble, dont on s’étonne de n’avoir pas encore la trace enregistrée.
Didon et Énée, remembered
Opéra, 30 mars
Il aurait été plus juste de parler d’une proposition scénique et musicale de David Marton, inspirée (lointainement) de Dido and Aeneas. L’opéra de Purcell est, en effet, réduit à la portion congrue, représentant nettement moins de la moitié du spectacle, au profit des compositions-improvisations du guitariste de jazz Kalle Kalima et de la chanteuse Erika Stucky, ainsi que de longs textes parlés ajoutés, tirés de l’Énéide de Virgile. Un projet ambitieux, commande de l’Opéra de Lyon, associé au Staatsoper de Stuttgart et au Vlaanderen Opera – experts, on le sait, dans ce type d’entreprises agressivement radicales…
On a connu certes antérieurement de ces appariements bâtards, comme le Zaide-Adama proposé par Claus Guth, en 2006, pour l’œuvre incomplète de Mozart, à Salzbourg, monstre mort-né qu’on espère ne pas avoir à subir de nouveau. Sauf qu’il ne s’agit pas ici d’une simple juxtaposition, aussi discutable soit-elle, mais d’un « mixage », auquel on pardonnera difficilement de superposer trop souvent, ou d’enchaîner sans hiatus, en glissements progressifs trompeurs, l’original baroque et les musiques rajoutées.
Celles-ci ont peut-être leur valeur en soi, et elles sont défendues avec talent par leurs auteurs-interprètes – à grand renfort de sonorisation, qui contamine parfois aussi les fragments survivants de Purcell… Peu importe, de toute manière, tant il s’agit d’abord de faire valoir l’inventivité du concepteur du spectacle, usant immodérément de la vidéo, projetée presque constamment sur tout le fond d’un vaste hangar comme décor unique, et, lui aussi, d’un surabondant filmage en direct sur le plateau.
Puisque concept il doit y avoir, c’est, selon David Marton, celui d’un « tissage qui cherche à relier voix, bruits et mélodies, époques et styles », car l’œuvre ancienne nous regarde : « Il s’agit de chercher à répondre à ce regard avec les images du passé et les expériences du présent. » On en appréciera l’intérêt et l’originalité…
Une idée ingénieuse soutient cette hypothèse, pour ouvrir et fermer le spectacle : celle de deux archéologues (Junon et Jupiter) qui, en grattant le sol, mettent à jour des objets anciens, jusqu’au déchaînement de fouille hystérique qui conclut. Le tout pour un peu plus de deux heures dix, sans entracte, dont on sort encore plus lassé qu’irrité.
On admire Alix Le Saux de préserver suffisamment sa voix pour livrer un « Remember me » d’un raffinement qui fait pâlir, au micro, sa concurrente – plus que véritable partenaire – Erika Stucky, « qui emprunte au cri primal des chants animistes alpins autant qu’à l’esthétique libertaire du rock » (sic).
Guillaume Andrieux, qui s’investit fougueusement dans les longues tirades parlées du rôle très gonflé du pauvre Énée, données avec la diction déclamatoire la plus traditionnelle du théâtre, s’en sort moins bien et le timbre, fatigue aidant, finit par en souffrir sensiblement. Presque complètement rescapés des « mixages », les Chœurs de l’Opéra de Lyon sont parfaits.
Plus difficile, dans ces conditions, de juger de la performance de l’Orchestre, sous la baguette de Pierre Bleuse, dont le nom restera associé à cette très discutable entreprise, et auquel on souhaite de meilleurs et plus légitimes succès.
FRANÇOIS LEHEL
PHOTO : L’Enchanteresse. © BERTRAND STOFLETH