Opéra Comédie, 10 février
Impossible, pendant les deux heures, supposément brèves, que dure ce Trionfo del Tempo e del Disinganno, d’ailleurs abrégé de quelques airs, de se soustraire à l’impression, regrettable, d’un manque abyssal d’inspiration théâtrale, dont l’ennui, pire, l’indifférence, sont les inévitables corollaires, malgré – ou à cause de – l’élégance ascétique des images. À moins que la profondeur ésotérique, et partant captivante, du propos nous ait échappé.
Dans les colonnes d’Opéra Magazine (voir O. M. n° 158 p. 24 de février 2020), Ted Huffman confiait à Thierry Guyenne « avoir été impressionné par le travail de Krzysztof Warlikowski au Festival d’Aix-en-Provence, en 2016 ». Le metteur en scène américain, en résidence à l’Opéra Orchestre National Montpellier, n’en prend pas moins le contre-pied de son confrère polonais.
Saisissant à bras-le-corps une allégorie au potentiel dramatique plutôt mince, sinon inexistant, ce dernier avait le mérite, voire le génie, de lui faire subir un électrochoc, que d’aucuns s’étaient empressés de dénoncer comme une énième projection de ses obsessions et autres fantasmes : entre overdose et suicide, Bellezza luttait pour sa vie autant que pour sa liberté, rejetant la morale chrétienne dans un geste désespéré, et d’une poésie bouleversante.
Rien de tel ici, où une femme, peut-être en pleine crise de la quarantaine, envisage de tout quitter tant que son miroir lui renvoie le reflet flatteur de la jeunesse, avant de reprendre, grâce à une introspection impliquant des figures de son passé, des doubles tentateurs, masculins et féminins, aux traits effacés, et surtout le meurtre à bout portant de Piacere, le droit chemin, qui la ramènera auprès de son mari, alias Tempo, et de leurs deux enfants : les bonnes vieilles valeurs familiales, Dieu merci, sont saines et sauves !
Et d’ailleurs, quel mal y a-t-il à cela ? En vérité, davantage que cette lecture somme toute assez littérale du livret du cardinal Pamphili, ce sont l’esthétique, d’une noirceur inoffensive, aussi formatée qu’une publicité pour marque de luxe minimaliste – à laquelle une pincée de porno chic, abusivement qualifiée de chorégraphie, ne saurait conférer une aura de sulfureuse sensualité –, le rythme du spectacle, censément calqué sur la marche inexorable du temps, symbolisée par le mouvement perpétuel d’un canapé défilant de cour à jardin, qui jurent avec une écriture musicale d’une exubérance souvent extrême.
C’est pourquoi, sans exiger que se renouvelle le miracle accompli par Sabine Devieilhe, Franco Fagioli, Sara Mingardo et Michael Spyres, au Théâtre de l’Archevêché, il y faut des pointures vocales. Le quatuor réuni sur le plateau de l’Opéra Comédie n’est malheureusement pas au niveau.
La soprano russe Dilyara Idrisova passe certes le redoutable test d’endurance et d’agilité qu’est la partie de Bellezza – encore que les crispations de l’émission occasionnent quelques baisses d’intonation dans un air final d’une jolie concentration –, mais l’instrument ne s’épanouit vraiment que dans le suraigu, d’une clarté soudain iridescente.
Elle aussi protégée de Max Emanuel Cencic au sein de l’« écurie » Parnassus, Sonja Runje peut se prévaloir d’un grain rare de contralto. La technique de la chanteuse croate n’en paraît pas moins précaire, tandis que ni « Crede l’uom », dont les marches harmoniques se répètent avec une désespérante platitude, ni « Più non cura », aux valeurs longues rendues aussi vaines qu’interminables, ne témoignent d’une musicalité sensible – à moins de se contenter de quelques effets d’un goût douteux, en contradiction avec la nature même de Disinganno.
S’il peine à couvrir l’ambitus acrobatique de Tempo, le ténor britannique James Way affirme une autorité certaine, en prenant de fermes appuis sur le texte. Quant à la mezzo espagnole Carol Garcia, mise à rude épreuve – moins parce que son rôle a été amputé de deux airs sur six, dont le frénétique, et attendu, « Come nembo », que dans la mesure où, abattu à la fin de la première partie, Piacere doit passer la seconde à ramper sur le sol, en se vidant de son sang –, elle fascine par le frémissement de la ligne et les dégradés du timbre, dans un « Lascia la spina » en apesanteur.
Substitué à Orfeo 55, suite à sa dissolution par Nathalie Stutzmann, l’ensemble Les Accents fait en fosse des débuts palpitants. Qu’il dirige de l’archet ou de la baguette, Thibault Noally insuffle une respiration et une énergie aussi vives que souples à ses musiciens, dont les sonorités tour à tour affûtées, chaleureuses et fruitées exaltent la variété d’une partition kaléidoscopique.
Tant pis pour le Temps et la Désillusion, le triomphe revient indiscutablement à cet orchestre prodigue de plaisirs et de beautés !
MEHDI MAHDAVI
© MARC GINOT