Grimaldi Forum, 22 novembre
Comme chaque année, à l’occasion de la fête nationale monégasque, un opéra est donné dans le cadre du Grimaldi Forum, plus vaste que la merveilleuse Salle Garnier.
Après l’exécution de l’hymne, joyeuse solennité enlevée par le vaillant Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo, apparaît, vidéo qui servira de fil conducteur au drame pendant les changements de lieux, un promontoire rocheux battu par les flots, symbole de l’isolement des familles rivales Ashton et Ravenswood dans l’adversité d’une nature du bout du monde, campée par Walter Scott. On se croirait à Guernesey, plus précisément sur le littoral de Cobo Bay où Victor Hugo, autre figure de proue du romantisme, avait acheté trois rochers.
En coproduction avec le New National Theatre de Tokyo, où elle a vu le jour en 2017, la mise en scène de Jean-Louis Grinda joue, avec beaucoup de cohérence, la carte du romanesque. La direction musicale de Roberto Abbado, soucieuse d’intégralité et d’authenticité, administre, de son côté, la preuve éclatante qu’une grande salle (1 800 places) et un orchestre verdien (91 musiciens) se prêtent à la finesse et aux nuances, pour peu que le phrasé, l’animation, le souffle, soient au rendez-vous.
Pour la scène de folie de Lucia, l’orchestration réintroduit l’harmonica de verre voulu par Donizetti, puis abandonné au profit de la flûte dans les vastes salles ultérieures. Ici, c’est le réinventeur moderne de l’instrument, Sascha Reckert lui-même, qui joue du « verrophone » et confère une ambiance d’inquiétante étrangeté, correspondant à la conspiration entre la fêlure intime, le destin hostile et les forces de l’intérêt.
Les décors de Rudy Sabounghi (forêts stylisées, pierres tombales à demi renversées, découpe sinistre du château, alternant avec l’intérieur de la demeure-prison des Ashton), les costumes de Jorge Jara, transposés dans le premier XIXe siècle pour les invités (redingotes, gibus), excellent à caractériser l’évolution des deux héros.
Lorsque Lucia pleure la perte de sa mère et y associe la malédiction des lieux, elle porte ainsi veste noire, leggings et bottes. Son authenticité lui est arrachée, comme en un viol symbolique, lorsqu’on la dépouille de ce vêtement pour lui imposer une robe de mariée à crinoline, qui sera sa tenue funéraire. Enfin, les lumières saisissantes de Laurent Castaingt ménagent des instants de pure beauté, comme ce demi-jour brumeux qui enveloppe le suicide d’Edgardo.
Olga Peretyatko, rossinienne et donizettienne hors pair, incarne une hallucinante Lucia qui, par d’imperceptibles variations de sa posture et de sa gestuelle, suggère les tempêtes intérieures. Son entrée pour la signature du contrat, quasi voilée de noir, l’immobile acquiescement par lequel elle répond à Edgardo qui l’interroge (« Son tue cifre ? »), sont des leçons de scène dans la sobriété et le respect scrupuleux de la ligne de chant.
La voix, flexible, homogène, semble conter à elle-même la légende de la fontaine, soupirer dans le duo avec Edgardo, pour trouver un aplomb insensé face à l’implacable Enrico. La scène de folie dépasse la pyrotechnie ordinaire en un envol immatériel.
À cette Lucia d’exception, l’Edgardo d’Ismael Jordi offre une réplique en tous points remarquable. Belle prestance, haute taille, technique parfaite qui lui autorise des aigus en voix mixte, aussi bien que des forte incisifs, il s’accomplit dans son air final à la redoutable tessiture. Du promontoire de sa solitude, il se précipite alors dans l’onde noire.
Artur Rucinski chante Enrico avec noblesse, sans jamais forcer. Et si Nicola Ulivieri, basse rossinienne et bellinienne, n’a pas toute la profondeur de Raimondo, il restitue l’équivoque d’un personnage épris des convenances et zélé serviteur des puissants. Enfin, Enrico Casari assume le rôle dramatiquement décisif d’Arturo avec vaillance.
La réussite de la représentation impose le triomphe de tous.
PATRICE HENRIOT
PHOTO © OMC/ALAIN HANEL